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Le journal d'un fou

Deux frères, dont il est inutile de mentionner les noms, avaient fait partie de mes bons amis au lycée ; avec les longues années de séparation, les nouvelles, petit à petit, se firent rares. J'entendis dire par hasard, il y a quelque temps, que l'un deux était gravement malade et comme j'étais en route pour mon village natal, je fis un détour pour leur rendre visite. Je n'en vis qu'un, qui m'assura que c'était son cadet qui avait été malade.

– Je vous suis reconnaissant d'être venu de si loin pour nous voir, dit-il, mais il y a un bon moment que mon frère est rétabli et qu'il s'en est allé en vue d'assumer un poste officiel.

Puis, il me montra, en riant très fort, deux cahiers du journal que son frère avait tenu et qui me permettraient, dit-il, de déceler la nature de son mal, maintenant disparu ; il ne voyait pas d'inconvénient à les montrer à un vieil ami. Je pris le journal et il m'apparut à la lecture que le malade avait souffert d'une sorte de « folie de la persécution ». L'écriture était confuse, totalement décousue, et il y avait là nombre d'affirmations extravagantes ; en outre, il ne s'y trouvait aucune date et seules la couleur de l'encre et les différences dans le tracé laissaient percevoir que l'ensemble n'avait pas été rédigé d'une traite. Certaines parties n'étaient cependant pas tout à fait incohérentes et j'ai noté des passages qui aideront à la recherche médicale. Je n'ai pas touché à un seul des illogismes et n'ai modifié que les noms des personnes, quoiqu'il s'agisse de gens de la campagne, obscurs et sans importance. Quant au titre, j'ai gardé celui choisi par l'auteur lui-même, après sa guérison.

I

La lune est éclatante cette nuit.

Il y a plus de trente ans que je ne l'avais vue ; aussi, lorsque je l'ai aperçue aujourd'hui, me suis-je senti extraordinairement guilleret. Je commence à comprendre que j'ai passé ces trente dernières années dans le noir ; il faut que je me tienne sur mes gardes. Sinon, pourquoi le chien de la maison des Zhao m'aurait-il regardé à deux reprises ?

J'ai mes raisons de craindre.

II

Il n'y a pas du tout de lune cette nuit ; je sais que cela ne présage rien de bon. Ce matin, je m'étais risqué dehors avec précaution et M. Zhao m'a fixé avec une étrange lueur dans les yeux, comme s'il avait peur de moi ou me voulait du mal. Sept ou huit autres, qui étaient là, parlaient de moi à voix basse. Et ils redoutaient que je les voie. Tous ceux que j'ai croisés avaient ce même air. Le plus féroce m'a souri, la bouche ouverte ; j'en ai frissonné de la tête aux pieds, car je sais que leurs machinations sont au point.

Cependant, je n'avais pas peur, j'ai poursuivi mon chemin. Par devant, un groupe d'enfants parlait aussi de moi, avec la même lueur dans les yeux que M. Zhao et les visages étaient livides. Je me suis demandé quelle haine ces enfants nourrissaient envers moi pour se comporter de la sorte. N'y tenant plus, j'ai crié : « Dites-le-moi ! » Mais ils détalèrent.

Je me demande quelle haine M. Zhao peut bien nourrir envers moi ; quelle haine tous les passants nourrissent envers ma personne. Je ne vois rien, sinon que j'ai marché il y a vingt ans sur de vieux feuillets comptables de M. Gu Jiu , qui en fut très mécontent. Quoique M. Zhao ne le connaisse pas, il a dû entendre parler de la chose et décider d'en tirer vengeance ; aussi complote-t-il contre moi avec les gens de la rue. Mais les enfants ? Ils n'étaient pas nés à l'époque, alors pourquoi m'ont-ils dévisagé d'une manière tellement étrange, comme s'ils me craignaient et me voulaient du mal ? Cela m'effraie vraiment, cela m'étonne et m'afflige.

J'ai compris. Ils ont été dressés par leurs parents.

III

Je n'arrive pas à m'endormir le soir. Toute chose exige réflexion, c'est ainsi seulement que l'on peut comprendre.

Ces gens-là, certains d'entre eux ont été soumis à la cangue par le magistrat, d'autres ont été souffletés par les seigneurs de l'endroit, d'autres encore ont vu leur femme enlevée par un huissier de la préfecture, ou leurs père et mère acculés au suicide par les créanciers ; cependant, jamais ils n'ont paru aussi effrayés et aussi féroces qu'hier.

Le plus étrange était cette femme qui, hier, battait son fils dans la rue en criant : « Sale petit démon ! Je t'arracherais bien des morceaux à coups de dents pour me soulager ! »Mais c'est moi qu'elle regardait tout le temps. Je sursautai, je ne parvenais pas à dissimuler ; puis, tous ces gens aux visages glauques, aux longs crocs, éclatèrent de rire. Le vieux Chen se précipita sur moi et me traîna de force à la maison.

Il me traîna à la maison. Là, tous firent semblant de ne pas me connaître ; ils avaient dans les yeux la même lueur que ceux de dehors. Quand je suis entré dans la bibliothèque, ils ont fermé du dehors, comme on enferme une poule ou un canard. Cet incident me laissa encore plus perplexe.

Il y a quelques jours, un de nos fermiers du village du Louveteau est venu dire que les récoltes étaient désastreuses, et il a raconté à mon frère aîné qu'il y avait un homme connu pour sa cruauté dans le village et qu'il avait été battu à mort ;ensuite, certains lui avaient arraché le cœur et le foie, les avaient fait frire et les avaient mangés pour en obtenir du courage. Le fermier et mon frère me dévisagèrent lorsque je risquai un mot. Et je réalise aujourd'hui seulement que leur regard avait exactement la même expression que celui des gens dans la rue.

J'en frissonne, de la tête jusqu'à la plante des pieds, rien que d'y penser.

Ils se nourrissent de chair humaine, ils pourraient donc me manger.

Le je-t'arracherais-bien-des-morceaux-à-coups-de-dents de la femme, le rire des visages glauques aux longs crocs et l'histoire du fermier, voilà autant d'indices. Je me rends compte, leurs insinuations sont venimeuses, leur rire tranche comme le sabre et leurs dents bien plantées sont resplendissantes de blancheur ; ils se repaissent tous de chair humaine.

Il me semble, quoique je ne sois pas un mauvais homme, que tout s'est mis à aller de travers depuis que j'ai marché sur les comptes de M. Gu. Les gens paraissent avoir un secret que je ne parviens pas à percer, et ils traitent vite quelqu'un de mauvais sujet dès qu'ils lui en veulent. Je me souviens, lorsque mon frère aîné m'apprenait à faire des dissertations, que, si parfait que fût le personnage traité, il suffisait que j'avance quelque argument contre celui-ci, pour qu'il souligne le passage en signe d'approbation ; et quand je trouvais des excuses à une crapule, il disait : « Tu pourrais faire basculer le ciel, voilà qui est original ! » Comment deviner les pensées secrètes de tous ces gens, alors qu'ils sont prêts à dévorer des hommes ?

Toute chose exige réflexion, c'est ainsi seulement que l'on peut comprendre. Dans la haute antiquité, si je me souviens bien, l'homme mangeait souvent de l'homme, quoique je n'en sois plus très sûr. J'ai essayé de revoir la question, mais mon livre d'histoire n'a pas de chronologie et sur chacune des pages sont étalés les mots : « humanité », « justice », « vertu ».Comme de toute façon je ne parvenais pas à dormir, j'ai lu attentivement pendant la moitié de la nuit jusqu'au moment où j'ai décelé, entre les lignes, que le livre entier était rempli de ces deux mots : « Dévorer l'homme ».

Tous les mots de ce livre, toutes les paroles de notre fermier, autant de regards énigmatiques accompagnés de sourires moqueurs.

Moi aussi, je suis un homme, et ils veulent me manger.

IV

Ce matin, je suis resté tranquillement assis pendant un bon moment. Vieux Chen m'apporta mon repas : un bol de légumes, un bol de poisson à l'étuvée. Le poisson avait des yeux blancs et durs, la bouche entrouverte, tout comme cette bande de mangeurs d'hommes. Après quelques bouchées, je ne savais plus si ces morceaux visqueux étaient du poisson ou de la chair humaine ; j'eus un haut-le-cœur et je remis le tout.

– Vieux Chen, fis-je, va dire à mon frère que j'étouffe ici et que je voudrais faire quelques pas dans le jardin. Le vieux Chen s'éloigna sans répondre, mais peu après il revint ouvrir la porte.

Je n'ai pas bougé, j'attendais de voir ce qu'ils allaient faire, je savais qu'ils ne me lâcheraient pas. En effet ! Mon frère aîné arriva à pas lents, escorté d'un vieillard. Le regard de l'homme brillait de méchanceté, mais il baissait la tête pour pas que je m'en aperçoive, tout en m'épiant du coin de ses lunettes.

– Tu as l'air très bien, aujourd'hui, dit mon frère.

– Oui, répondis-je.

– J'ai invité M. He à venir t'examiner.

Et moi : « Très bien ! » Je savais cependant que le vieil homme n'était qu'un bourreau déguisé. Sous prétexte de prendre mon pouls, il voulait évaluer ma corpulence ; et pour prix de ses services, il obtiendrait un morceau de ma chair. Pourtant, je n'avais pas peur. Je ne mange pas de l'homme, mais mon courage dépasse le leur. Je tendis mes deux poings, surveillant comment il allait s'y prendre. Le vieil homme s'assit, ferma les yeux, palpa mes poignets un moment et se concentra pendant un autre moment ; puis, ouvrant ses yeux diaboliques, il dit : « Ne vous laissez pas emporter par votre imagination. Prenez quelques jours de repos en toute tranquillité et vous serez guéri. »

Ne pas me laisser emporter par mon imagination !Prendre quelques jours de repos en toute tranquillité ! Bien sûr, quand j'aurai engraissé, ils auront plus à manger !Mais quel bien cela me fera-t-il, et comment cela pourrait-il me « guérir » ? Tous ces gens avides de manger de la chair humaine et qui, en même temps, essaient furtivement de sauver les apparences, car ils n'osent pas aller droit au but, ont vraiment failli me faire mourir de rire. C'était tellement irrésistible que le fou rire m'a pris, je me suis bien amusé. Je sais que le courage et la droiture s'exprimaient par ce rire. Subjugués par ces deux vertus, le vieil homme et mon frère pâlirent.

C'est précisément ma bravoure qui excite leur envie de me dévorer, car ils veulent s'en approprier une partie. Le vieil homme franchit la porte et il ne s'était pas éloigné qu'il disait à voix basse à mon frère : « A avaler tout de suite ! » Et mon frère acquiesça. Tu en es donc aussi, toi ! Cette découverte ahurissante fut comme un choc, mais elle n'allait pas au-delà de ce que j'attendais : mon frère est le complice de ceux qui veulent me manger !

Mon frère est un mangeur d'hommes !

Je suis le frère d'un mangeur d'hommes !

Je serai dévoré par eux, mais il n'empêche que je suis le frère d'un mangeur d'hommes !

V

J'ai encore réfléchi ces derniers jours : même si ce vieillard est un vrai médecin et non un bourreau déguisé, il n'en est pas moins un mangeur d'hommes. Dans ce livre sur les plantes, écrit par son prédécesseur Li Shizhen [1] , il est dit clairement que la chair de l'homme peut se consommer bouillie. Alors, comment oserait-il prétendre qu'il ne mange pas de l'homme ?

Quant à mon frère aîné, je ne l'accuse pas à tort. Au temps où il m'expliquait les classiques, il laissa tomber de ses propres lèvres : « Les gens échangeaient leurs fils pour les manger. » Et un jour où il était question d'un fort mauvais homme, il déclara non seulement qu'il méritait la mort, mais qu'on aurait dû « manger sa chair et dormir sur sa peau » [2] . J'étais encore jeune et pendant un bon moment, mon cœur battit plus vite. Et avant-hier, alors que notre fermier du village du Louveteau racontait qu'on avait mangé le cœur et le foie d'un homme, il ne parut pas autrement étonné et il hocha constamment la tête. Il est de toute évidence aussi cruel que jadis. Puisqu'il a été possible d'« échanger les fils pour les manger », n'importe quoi peut être échangé, n'importe qui peut être mangé. Dans le temps, je me contentais d'écouter ses explications, sans chercher plus loin ; maintenant, je sais que, tandis qu'il m'instruisait, il y avait de la graisse humaine aux commissures de ses lèvres et il aspirait de tout cœur à manger de l'homme.

VI

Un noir d'encre. J'ignore si c'est le jour ou si c'est la nuit. Le chien de la famille Zhao s'est remis à aboyer.

La férocité du lion, la couardise du lièvre, la ruse du renard...

VII

Je les connais ; ils ne veulent pas me tuer carrément, ils n'en ont pas l'audace ; ils craignent les conséquences. Aussi se sont-ils ligués pour me tendre des pièges partout et m'acculer au suicide. La chose est à peu près certaine, à en juger d'après le comportement des hommes et des femmes dans la rue, il y a quelques jours, et l'attitude de mon frère, ces derniers jours : ce qu'ils préféreraient, c'est que je défasse ma ceinture et me pende à quelque poutre. Leurs désirs seraient comblés sans qu'on puisse les traiter d'assassins. Cela les mettrait tout naturellement à l'aise et déclencherait leur rire sinistre. Par ailleurs, si l'on en venait à mourir de frayeur ou d'inquiétude, le corps dût-il en maigrir, ils n'en opineraient pas moins de la tête avec satisfaction.

Ils n'aiment que la chair morte ! Je me souviens avoir lu quelque chose au sujet d'un animal hideux, au regard affreux, appelé « hyœna », qui se repaît souvent de cadavres. Il broie les os les plus gros, les réduit en petits fragments et les avale. Y penser suffit à terrifier. L'« hyœna » est de la famille du loup et le loup est un canidé. L'autre jour, le chien de la maison des Zhao m'a regardé à plusieurs reprises ; de toute évidence, il est également du complot, il est complice. Le vieil homme avait beau tenir les yeux baissés, je n'ai pas été dupe !

Ce qui me désole le plus, c'est mon frère. C'est un homme, lui aussi, alors pourquoi n'a-t-il pas peur, pourquoi complote-t-il avec les autres pour me dévorer ? Est-ce la force de l'habitude qui fait perdre conscience du crime ? Ou s'est-il durci le cœur pour commettre sciemment le mal ?

Je maudis les mangeurs d'hommes, à commencer par mon frère, et il sera également le premier que j'essaierai de détourner du cannibalisme.

VIII

Au fond, de tels arguments auraient dû les convaincre depuis longtemps...

Quelqu'un est entré brusquement. Il avait vingt ans à peine, je ne parvins pas à distinguer nettement ses traits. Son visage rayonnait, mais son sourire me parut contraint lorsqu'il me salua de la tête. Je lui demandai : « Est-ce bien de manger de l'homme ? »

Souriant toujours, il répondit :

– Comment pourrait-on manger de l'homme, sauf en cas de famine ?

Je compris qu'il faisait partie des mangeurs d'hommes ; je ramassai mon courage et insistai :

– Est-ce bien ?

– Pourquoi demander pareille chose ? Vraiment, vous...aimez plaisanter... Il fait très beau aujourd'hui.

– Oui, il fait beau, la lune est éclatante. Mais je te demande : « Est-ce bien ? »

Il parut déconcerté et marmonna : « Non… »

– Non ? Alors pourquoi continuent-ils à en manger ?

– Ce n'est pas vrai !

– Pas vrai ? Voyons, on mange de l'homme au village du Louveteau et, dans les livres, vous pouvez le voir écrit en long et en large, à l'encre rouge toute fraîche.

Son expression changea, il devint affreusement pâle.

– Il se peut qu'il en soit ainsi, dit-il en me fixant. Il en a peut-être toujours été ainsi...

– Est-ce pour cela que c'est juste ?

– Je ne veux pas discuter de ces choses-là avec vous. Quoi qu'il en soit, vous ne devriez pas en parler. Celui qui en parle se met dans son tort !

Je me levai d'un bond, les yeux écarquillés, mais l'homme avait disparu. J'étais trempé de sueur. Bien plus jeune que mon frère aîné, cet homme faisait déjà partie du clan. Ses parents avaient dû l'initier. Et je crains qu'il n'ait déjà fait la leçon à son fils : c'est pour cela que même les enfants me dévisagent avec autant de férocité.

IX

Ils veulent manger de l'homme et craignent d'être mangés, ils s'observent avec la plus grande suspicion...

Comme leur vie serait agréable s'ils pouvaient se débarrasser de ces obsessions et vaquer à leur travail, se promener, manger et dormir le cœur en paix. Ils n'ont qu'un pas à franchir. Et cependant, pères et fils, frères aînés et cadets, maris et femmes, amis, maîtres et disciples, ennemis jurés et même parfaits inconnus, ils se sont tous ligués, ils se dissuadent et s'interdisent mutuellement de franchir le pas.

X

Ce matin, je suis allé voir mon frère de bonne heure. Il se tenait devant la porte de la grande salle, les yeux au ciel, j'arrivai par derrière, je me campai entre lui et la porte et je dis sur un ton extrêmement posé et poli :

– Frère, j'ai quelque chose à te dire.

Il se retourna précipitamment et acquiesça d'un signe de tête :

– Et bien, dis-le.

– C'est peu de chose, mais je ne sais comment l'exprimer. Frère, tous les peuples primitifs ont probablement mangé quelque peu de la chair humaine au début. Leur mentalité ayant évolué, certains y ont renoncé, et comme ils essayaient de devenir meilleurs, ils sont devenus des hommes, de vrais hommes. Mais d'autres en mangent encore, et c'est exactement comme pour les larves : certaines sont devenues des poissons, oiseaux, singes, et enfin des hommes ; d'autres n'ont pas voulu s'améliorer et sont restées des larves. Quelle honte doivent ressentir ceux qui mangent de l'homme lorsqu'ils se comparent à ceux qui n'en mangent plus ! Une honte bien plus grande, je crois, que celle des larves face aux singes.

« Aux temps jadis, Yi Ya a fait bouillir son fils pour le donner à manger à Jie et à Zhou ; c'est de l'histoire ancienne .Mais imagine que les hommes se mangent entre eux depuis la séparation du ciel et de la terre par Pan Gu et jusqu'à l'époque du fils de Yi Ya, puis du fils de Yi Ya jusqu'à Xu Xilin , et de Xu Xilin jusqu'à l'homme attrapé au village du Louveteau. L'année dernière lorsqu'un criminel fut exécuté en ville, un tuberculeux est allé tremper des petits pains dans son sang et les a sucés.

« Ils veulent me manger et, tout seul, tu ne peux évidemment rien faire ; mais pourquoi te joindre à cette bande ? Des mangeurs d'hommes sont capables de tout. S'ils me mangent, ils peuvent aussi bien te manger ; même au sein d'un clan, ils se dévorent entre eux. Mais tu n'aurais qu'un pas à faire :changer d'attitude sur-le-champ et tout le monde serait en paix. Qu'il en ait toujours été ainsi n'empêche qu'aujourd'hui nous pourrions faire un effort supplémentaire pour nous améliorer et déclarer que ce n'est pas possible ! Tu es capable d'agir de la sorte, frère, j'en suis sûr. Avant-hier, le fermier voulait que le fermage fût réduit et tu as dit que ce n'était pas possible. »

Il n'a eu tout d'abord qu'un sourire sarcastique, puis une lueur meurtrière est passée dans ses yeux, et lorsque j'ai parlé de leur secret, il est devenu blême. Des gens, dont M. Zhao et son chien, s'étaient attroupés devant la porte donnant sur la rue et se bousculaient en se démanchant le cou pour mieux voir à l'intérieur. Je ne distinguais pas tous les visages : certains étaient comme voilés ; d'autres, livides, aux crocs aigus, avaient un sourire crispé. Je savais qu'ils faisaient partie du même clan, des mangeurs d'hommes. Mais je savais aussi qu'ils ne pensaient pas la même chose, en tout. Certains estimaient que l'homme est destiné à être mangé puisqu'il en a toujours été ainsi. D'autres savaient que cela ne doit pas se faire, mais ils y tenaient ; et ils étaient tenaillés par la crainte de voir découvrir leur secret ; aussi se fâchèrent-ils en m'entendant, tout en maintenant un sourire cynique sur leurs lèvres pincées.

Soudain, mon frère prit un air terrible et cria :

– Allez-vous-en tous ! Qu'avez-vous à regarder un fou ?

Je compris aussitôt un peu plus leur manège. Ils n'accepteraient jamais de changer d'attitude, leurs plans étaient établis ; ils avaient décidé de m'étiqueter comme fou. Lorsque je serais mangé, non seulement il n'y aurait pas d'ennuis, mais on leur en saurait probablement gré. C'est exactement ainsi qu'ils avaient procédé quand notre fermier avait parlé des villageois qui avaient mangé un voyou. Voilà leur stratagème, et il a fait ses preuves.

Vieux Chen arriva aussi, fort en colère, mais ils ne parvinrent pas à me fermer la bouche, je tenais à parler à ces gens-là.

– Changez, changez jusqu'au tréfonds de votre cœur !dis-je. Sachez qu'à l'avenir, il n'y aura plus de place sur terre pour les mangeurs d'hommes.

« Si vous ne changez pas, chacun de vous pourrait bien être dévoré à son tour. Vous aurez beau vous multiplier, vos descendants seront tous exterminés par les hommes véritables, comme les loups sont abattus par les chasseurs. Tout comme les larves ! »

Vieux Chen chassa tout le monde. Mon frère avait disparu. Vieux Chen me conseilla de regagner ma chambre. Elle était d'un noir profond. Poutres et solives se mirent à trembler au-dessus de ma tête. Puis, au bout d'un moment, elles grandirent démesurément et s'entassèrent sur moi.

Le poids était tel que je ne pouvais bouger, on voulait donc ma mort. Cependant, je savais que ce poids n'existait pas et c'est tout couvert de sueur que je finis par me dégager. Mais je ne pouvais m'empêcher de répéter :

– Changez sans tarder, changez jusqu'au tréfonds de votre cœur ! Sachez qu'à l'avenir il n'y aura plus de place sur terre pour les mangeurs d'hommes...

XI

Le soleil ne paraît pas, la porte ne s'ouvre pas, deux repas par jour.

J'ai pensé à mon frère aîné en prenant mes baguettes ;maintenant, je sais comment notre petite sœur est morte : c'est à cause de lui. Elle n'avait que cinq ans ; je la vois encore, tellement mignonne que c'était attendrissant. Maman pleurait, pleurait, mais lui la suppliait de s'arrêter. Il avait sans doute mangé ma sœur et entendre pleurer le gênait un peu. En admettant qu'il pût encore avoir un quelconque sentiment de honte...

Ma sœur a été dévorée par mon frère, mais j'ignore si notre mère s'en est rendu compte.

Je pense qu'elle devait savoir ; si elle n'en a rien dit au milieu de ses larmes, c'est probablement qu'elle estimait la chose normale. Je me souviens qu'un soir où nous prenions le frais devant l'entrée de la grande salle, je devais avoir alors quatre ou cinq ans, mon frère me raconta que si les parents tombent malades, un fils doit être prêt à tailler dans sa propre chair et à en faire cuire un morceau pour eux s'il veut être tenu pour un fils aimant. Notre mère n'a pas protesté. Si l'on admet qu'on peut en manger un morceau, pourquoi pas le reste ? Pourtant, mon cœur saigne encore en repensant à son affliction du moment. Comme tout cela est étrange !

XII

Y penser m'est devenu insupportable.

Je viens seulement de comprendre que j'ai vécu toutes ces années en un lieu où l'on se repaît de chair humaine depuis quatre mille ans. Mon frère venait de prendre la maison en charge lorsque notre petite sœur est morte ; qui sait s'il n'a pas mélangé sa chair à nos aliments, pour nous en faire manger à notre insu.

Il se peut que, sans le savoir, j'aie mangé quelques bouchées de ma sœur, et voilà mon tour venu...

Avec quatre mille ans de cannibalisme derrière moi –je ne m'en rendais pas compte, mais maintenant je le sais –, comment pourrais-je espérer rencontrer un homme véritable ?

XIII

Se pourrait-il qu'il y ait encore des enfants qui n'ont pas mangé de l'homme ?

Sauvez-les ! ...

Avril 1918


[1] Célèbre pharmacologue (1518-1593), auteur du Compendium de Materia Medica ( Ben Cao Gang Mu ).

[2] Citation citée du Livre des Commentaires de Maître Zuo ( Zuo Zhuan ). HtuQ+ioTaimbw3vBUGP/Yp9YvJBurMCUuXq2izygcmugipp0dCUnSnGcogQ+tpvR

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