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Lu Xun : Sa vie et son œuvre

par Feng Xuefeng

I

Lu Xun, qui avait pour vrai nom Zhou Shuren, est né à Shaoxing, dans la province du Zhejiang, le 25 septembre 1881. Il descendait de la famille d'un fonctionnaire et de lettrés. Le grand-père était en poste à Beijing lors de la naissance de l'enfant, il sera jeté en prison quand le garçon aura treize ans ; la famille ne s'en remettra jamais. Le père, un lettré sans situation officielle, avait toujours été imprévoyant ;il tomba gravement malade et demeura alité jusqu'à sa mort, qui survint trois ans plus tard. La famille fut dans la gêne. Mais la mère était une maîtresse femme. Fille de lettré, elle avait été élevée à la campagne, elle avait appris à lire toute seule, et la noblesse de ses sentiments et sa hardiesse feront toujours l'admiration de son fils. Elle avait pour nom de famille Lu, qu'il empruntera pour son nom de plume.

Ses proches furent frappés par son intelligence quand il était encore un enfant. Entré à l'école à l'âge de six ans, il dut aussitôt étudier les classiques. Il vivra à Shaoxing jusqu'à ses dix-sept ans, s'en absentant une seule fois, pour un bref séjour à la campagne chez un oncle. Il lira beaucoup d'œuvres anciennes au cours de ces douze années. Il avait une mémoire photographique et il déboucha fréquemment sur quelque autre interprétation d'un vieux texte, en ayant le courage de récuser le point de vue consacré et la morale traditionnelle de cette société féodale et patriarcale. La mythologie, les ouvrages historiques non officiels, les essais et les anecdotes l'intéressèrent plus particulièrement, en dehors de l'étude des livres anciens et des livres d'histoire bien pensants.

L'art populaire aussi l'attira durant sa jeunesse : images de Nouvel An, contes et légendes, processions et opéras des régions rurales. Nous savons qu'enfant, il aimait la peinture. Il collectionnait les albums d'images et les livres illustrés, et il prenait plaisir à calquer les bois gravés de ces albums et des vieux récits romanesques. Il a aussi fait de la caricature.

Un des traits de son enfance, qui a profondément influé sur son caractère et son écriture, c'est qu'il était familiarisé avec la campagne, que nombre de ses amis étaient des fils de paysans, gens simples et honnêtes. Il gardera plus tard, de ces contacts et de ces amitiés, le souvenir des meilleurs moments de sa vie. C'est là l'origine de ses liens spirituels avec le peuple travailleur.

Les empiètements des puissances étrangères et la déroute des féodaux chinois le pousseront évidemment à prendre la voie qui mène à la révolution.

Son adolescence concorde avec un renforcement de l'agression impérialiste, alors que la dynastie des Qing sombre dans la corruption et l'impuissance. Pour se maintenir, elle tente d'apaiser les puissances étrangères en leur cédant les droits souverains de la Chine et une partie de son territoire, pendant qu'elle écrase la résistance patriotique du peuple. La Chine, déjà ravalée au rang de semi-colonie, risque à chaque minute le démembrement par les impérialistes.

Quoique relativement à l'écart du monde, Shaoxing ne pouvait qu'être ébranlée par la grande crise sociale et le danger qui pesait sur l'ensemble du pays. Le déclin de la famille du fonctionnaire, qui se produit quand la menace extérieure est au plus fort et que chancelle le régime féodal, fait réfléchir le jeune homme sensible qu'est Lu Xun, non seulement sur le sort de ceux qui l'entourent, mais aussi sur le sort du pays. Il a souvent affaire aux prêteurs sur gages et aux pharmaciens, entre treize et dix-sept ans, la famille étant pauvre et le père malade ; il sera marqué par la manière distante dont il est traité. Il a conscience du caractère tyrannique de la société féodale et patriarcale, de ses défauts, de ses contradictions, il apprend à la haïr et à la mépriser. Il ne veut pas marcher sur les traces de son grand-père et de son père, ni devenir un commerçant ou un employé dans le bureau d'un juge, comme la plupart des fils de la bourgeoisie terrienne appauvrie de Shaoxing. Il tient à prendre une autre voie.

Il a dix-huit ans quand il part à Nanjing avec les huit piastres nécessaires au voyage que sa mère est parvenue à se procurer, pour s'y soumettre à l'examen d'entrée à l'Ecole navale, qui ne percevait pas de droit d'inscription. Il réussit, mais l'établissement ne lui plaît pas. L'année suivante, il est à l'Ecole des Chemins de fer et des Mines, qui dépend de l'Ecole militaire Jiangnan, toujours à Nanjing. Elle ne le satisfait pas non plus ; il s'y familiarise avec les idées bourgeoises de réforme et de monarchie constitutionnelle, et lit, dans la traduction, de multiples œuvres littéraires et scientifiques modernes étrangères.

Il restera quatre ans à Nanjing. Son séjour coïncide avec le Mouvement réformiste de 1898, qui voulait une monarchie constitutionnelle, avec le soulèvement anti-impérialiste du Yihetuan, avec l'invasion de Beijing par les forces armées de huit puissances impérialistes qui s'ensuivit en 1900, et avec l'humiliant Protocole de 1901 que ces puissances occupantes imposèrent à la Chine, quand le sort du pays était en jeu. C'est au cours de ces quatre années-là que Lu Xun se convainc de la nécessité pour la nation de se révolter tout entière contre l'impérialisme et la dynastie des Qing. La traduction de Evolution and Ethics , de T. H. Huxley, exerce une grande influence sur lui. Elle l'amène non seulement à s'inspirer de l'évolutionnisme de Darwin, mais à trouver dans l'étude et l'encouragement des sciences sa voie révolutionnaire à lui.

Diplômé de l'Ecole des Chemins de fer et des Mines en 1901, il obtient l'année d'après une bourse d'études officielle pour le Japon.

Son patriotisme se fit plus ardent encore dès son arrivée là-bas. Le mouvement anti-Qing était à son apogée parmi les étudiants chinois et le Japon ambitionnait de devenir une puissance impérialiste. Les conditions qui prévalaient en Chine indignaient Lu Xun au plus haut point et le décidèrent à vouer sa vie à son pays. Ses loisirs se passaient à étudier les sciences, la philosophie et la littérature occidentales. C'est également au Japon qu'il découvrit des poètes révolutionnaires comme Byron, Shelley, Heine, Pouchkine, Lermontov, Mickie-wicz et Petôfi, dont il lisait les œuvres en japonais ou, moins aisément, en allemand.

Persuadé que les sciences médicales aideraient au mouvement révolutionnaire en Chine, il entra à l'Ecole de Médecine de Sendai. Mais moins de deux ans après, un événement le fait changer d'avis. Une image d'actualités, en diapositive, de la Guerre russo-japonaise lui révèle la tragique nonchalance que manifestaient les Chinois sous l'oppression. Il en fut ébranlé.

Peu après, il quittait l'école de médecine, car écrivit-il, « cette image m'avait fait ressentir que la médecine n'est pas tellement importante après tout. Aussi vigoureuse et saine que soit la population d'un pays faible et arriéré, elle ne pouvait servir qu'à des exemples de ce genre ou de public à spectacle aussi absurde, et si, parmi elle, il s'en trouvait qui, en quelque nombre que ce soit, mourraient de maladie, ce n'était pas forcément à déplorer. La première chose à faire était de changer les mentalités et comme j'estimais que la littérature était le meilleur moyen pour y parvenir, je décidai de créer un mouvement littéraire. » C'était en 1906.

La revue littéraire qu'il comptait publier à Tokyo en 1906 ou 1907 ne vit jamais le jour, mais les essais qu'il écrivit cette année-là, entre autres « Sur les poètes démoniaques », et les traductions qu'il fit en 1908 d'écrivains russes et autres d'Europe orientale et septentrionale, représentent un début de carrière de grande valeur. Il adhère au Guangfuhui, parti révolutionnaire anti-Qing, en 1908.

C'est donc pendant les huit ans passés au Japon qu'il devint un démocrate révolutionnaire convaincu et que s'affermit sa décision d'utiliser la littérature comme un moyen pour soulever ses compatriotes.

Il rentra en Chine en 1909 et enseigna la physiologie et la chimie à l'Ecole normale du Zhejiang et à l'Ecole moyenne de Shaoxing. Puis, la Révolution de 1911 fut là, qu'il accueillit de tout son cœur. Il poussa ses élèves à œuvrer pour elle et accepta le poste de directeur de l'Ecole normale de Shaoxing. Il fut attaché au Ministère de l'Education en 1912, après l'installation du gouvernement provisoire de la République chinoise.

Mais bientôt surgirent les désillusions et tout un temps, il erra dans le noir, en proie à de profondes réflexions.

La Révolution de 1911 était d'une importance extrême, mais elle ne remplit pas sa tâche historique, car elle se contenta de renverser la dynastie des Qing, et laissa l'impérialisme et le féodalisme inentamés. Le pouvoir passa aux mains des seigneurs de la guerre et de politiciens de diverses cliques, que les impérialistes utilisaient pour poursuivre leur agression contre la Chine. Et ainsi, la situation de la Chine, pays semi-féodal et semi-colonial, s'aggrava, avec des seigneurs de la guerre qui installaient des régimes indépendants, une guerre civile continuelle, et les algarades entre puissances impérialistes pour l'octroi de sphères d'influence. Dans le domaine des idées, un mouvement réactionnaire pour un retour au passé gagnait du terrain.

Le douloureux désarroi de Lu Xun dura jusqu'en 1918, jusqu'à la veille du célèbre Mouvement du 4 Mai. Il passa tout ce temps à Beijing, si l'on excepte deux visites qu'il rendit à sa mère à Shaoxing, où il découvrit l'appauvrissement constant du pays, qui l'impressionna profondément.

Tout au long de ces années, et alors qu'il travaillait au Ministère de l'Education, il entreprit des études de valeur dans le domaine de la culture chinoise, annotant, recueillant des textes classiques, et faisant de la recherche sur les inscriptions des bronzes anciens et des pierres. Il publia l'œuvre de Ji Kang, grand poète et patriote du III e siècle, qui osa combattre les tyrans féodaux et les rigides traditions confucéennes, et qui exprima par là, et jusqu'à un certain point, les aspirations du peuple.

C'est au cours de cette même période que Lu Xun étudia les classiques bouddhiques, traduits en chinois depuis le III e siècle.

Le pays vivait de grands changements. Les puissances européennes et américaine étaient tellement occupées par la Première guerre mondiale qu'elles durent relâcher leur étreinte sur la Chine. Le capitalisme national parvint à prendre de l'extension. Et la Révolution d'Octobre vint susciter un nouvel élan révolutionnaire qui, sous la direction d'intellectuels révolutionnaires, allait se muer en un profond combat anti-impérialiste, antiféodal. Il sera au zénith avec le Mouvement du 4 Mai 1919.

L'Hôtellerie de Shaoxing, à Beijing, où Lu Xun habita de 1912 à 1919

En avril 1918, Lu Xun publiait sa première nouvelle, « Le journal d'un fou », écrite en langue courante, sous le nom de Lu Xun. Elle parut dans La Jeunesse , une revue qui était à la tête de la révolution culturelle et démocratique. C'était aussi la première publication à avoir présenté les idées marxistes et la Révolution d'Octobre. C'est également à cette époque que Lu Xun se mit à donner des textes mordants, militants, sur les questions sociales. La parution en 1923 de Le Cri , son premier recueil de nouvelles, qui contenait des œuvres immortelles comme « Mon village » et « La véritable histoire de Ah Q », assit sa position de père de la nouvelle littérature chinoise.

Il était étroitement lié aux jeunes. En 1920, il devint maître de conférences à l'Université de Beijing et à l'Ecole normale supérieure nationale. Il avait la responsabilité de la page littéraire d'un journal quotidien et il aidait de jeunes écrivains à créer des cercles littéraires. Il consacrait beaucoup de temps à lire leurs manuscrits, qu'il revoyait avec soin ; beaucoup de jeunes lui rendaient visite et il entretenait une vaste correspondance. En 1925, il soutint avec enthousiasme les étudiantes de l'Ecole normale pour Jeunes Filles de Beijing, où il était également maître de conférences, dans leur combat contre le ministre de l'Education qui avait fermé l'école, en toute illégalité. En 1926, quand Duan Qirui, seigneur de la guerre du Beiyang, massacra des étudiants le 18 mars, Lu Xun apporta une aide d'ordre pratique, en plus des articles qu'il écrivait pour soutenir cette cause. La bataille qu'il menait sur le front de la littérature et les conseils et l'aide qu'il prodigua aux jeunes firent de lui un des personnages les plus estimés du Beijing des années 1924-1926.

En août 1926, alors que la révolution balayait la Chine du Sud, le gouvernement des seigneurs de la guerre l'obligea à quitter Beijing. Cette même année paraissait son deuxième recueil de nouvelles, Errances. 1918-1926 avait été pour lui une première période de création, brillante et abondante. Et maintenant qu'il quittait Beijing, il avait en plus de ses nouvelles, quatre volumes d'essais, un volume de poèmes en prose, Herbes folles et Précis d'histoire du roman chinois. En outre, par ses traductions, bien plus importantes en nombre de pages que ses propres écrits, il avait fait connaître aux lecteurs les théories littéraires de l'Union soviétique et Les Douze , le poème d'Alexander Blok.

Il accepte le poste de professeur de littérature à l'Université de Xiamen (Amoy) en août 1926 ; mais il démissionne au mois de décembre. En janvier 1927, il est à Guangzhou(Canton), où il devient le doyen de l'Université Sun Yat-sen, en même temps que responsable de sa faculté de langue et de littérature chinoises. En avril, quand Tchang Kaï-chek trahit la révolution, arrête et assassine communistes et autres révolutionnaires, des étudiants de l'Université Sun Yat-sen sont arrêtés et exécutés. Lu Xun proteste violemment, il donne sa démission. Sa vie est en danger, il quitte Guangzhou en octobre pour Shanghai où il demeurera jusqu'à sa mort, il n'enseigne plus et toute son énergie va à la création et aux mouvements littéraires.

Il fonda la revue Le Torrent en 1928 et se mit à étudier le marxisme-léninisme et à en traduire des textes sur la théorie de la littérature. Il participait en même temps aux mouvements de masse que dirigeait le Parti communiste. Il adhère par exemple, cette même année, à la Société d'Entraide révolutionnaire ; en 1930, il est l'un des fondateurs de la Ligue chinoise pour la Liberté. Il figure parmi les fondateurs de la Ligue chinoise des Ecrivains de gauche dont la création, qui fut un grand événement pour le mouvement littéraire révolutionnaire, eut lieu à Shanghai en mars 1930, et il en est le principal dirigeant jusqu'en 1936, année où elle fut réorganisée pour mieux répondre aux conditions existantes. En janvier 1933, il adhérait à la Ligue chinoise pour les droits civils ; et en mai, il se rendit au Consulat d'Allemagne à Shanghai pour y remettre une protestation contre la barbarie nazie. Il aida à organiser la Conférence internationale de Shanghai contre l'impérialisme et le fascisme, qui dut se tenir dans le plus grand secret à cause de la terreur blanche. Paul Vaillant-Couturier et d'autres arrivèrent en septembre pour la conférence, où Soong Ching Ling représenta la Chine ; Lu Xun n'y participa pas, mais il en fut un des présidents d'honneur. Ce furent là, les écrits mis à part, ses principales activités politiques.

Il écrivit neuf volumes d'essais au cours des dix dernières années de sa vie. Il compléta aussi un recueil de nouvelles historiques, et donna bien plus de traductions encore qu'au cours de sa première période de création. Les plus importantes furent des essais littéraires de Plékhanov et de Lounatcharsky ; La Déroute de Fadéïev ; Octobre de Yakovlev ;deux recueils de nouvelles par Fourmanov et d'autres ; Contes de fées russes de Gorki, et Les Ames mortes de Gogol. Il préfaça Le Torrent de fer de Sérafimovitch, Ciment de Gladkov, Le Don paisible de Cholokhov et Le train blindé de Vsévolod Ivanov.

C'est également au cours de ces dix années qu'il fit connaître au public chinois les bois gravés d'artistes soviétiques et ceux de Käthe Kollwitz. Il encouragea en même temps et conseilla le nouvel art révolutionnaire de la gravure sur bois.

Un tiers de son activité allait à la rédaction de diverses revues, à la lecture et la mise au point de manuscrits de jeunes et à répondre à leurs lettres. Il se reposait rarement. Même pendant sa dernière maladie, en 1936, il continua à lire des manuscrits, à écrire des préfaces pour des jeunes, en dehors du soin qu'il apportait à préparer et publier les écrits et les traductions de Qu Qiubai, dirigeant communiste assassiné par le Guomindang.

Ces dix années-là furent aussi celles du règne sanglant de la terreur blanche, sous lequel Tchang Kaï-chek isolait et exterminait les révolutionnaires. Lu Xun put s'entendre avec quelques jeunes et un ou deux communistes, qu'il lui fallait rencontrer clandestinement. Il dut vivre dans la solitude et se trouvait à chaque instant en danger d'être arrêté ou tué. Mais il poursuivit le combat jusqu'à la fin et sans fléchir, continua à conseiller les écrivains et artistes progressistes. Qui plus est, il parvint, en maintenant le front de la culture en activité, à briser le silence auquel ces dix années de campagne du Guomindang voulaient réduire les écrivains révolutionnaires.

Les derniers textes de sa main parurent en juillet et août 1936, pendant sa maladie, et ce sont une lettre ouverte dénonçant les trotskistes chinois qui projetaient de saper la politique de front uni national contre le Japon que proposait le Parti communiste chinois et un article qui saluait et soutenait la politique du Parti.

Il se dépensa jusqu'à la fin, quoique la tuberculose le minât. Il mourut à Shanghai le 19 octobre.

II

Sa vie nous le dit, il était déjà fort lié à la lutte pour la libération des Chinois opprimés quand il se met à écrire.

C'est son « Le journal d'un fou » qui a attiré, une première fois, l'attention sur lui. Il y apparaît comme un grand humaniste qui rejette catégoriquement le système féodal, ses idées et sa morale. Ses lecteurs réagirent, et avec enthousiasme. A leur avis, cette puissante protestation contre le féodalisme était un nouveau départ pour la littérature chinoise. C'était le premier écrit réaliste de Lu Xun, qui allait poursuivre dans la même veine avec d'autres œuvres marquantes.

« Quant à savoir pourquoi j'écrivais (des nouvelles), dira-t-il plus tard, je sentais toujours, comme une dizaine d'années plus tôt, qu'il me fallait écrire dans l'espoir que je ferais s'ouvrir les yeux, pour l'humanité, dans le but de l'améliorer... Les défavorisés de cette société souffrante étaient donc mes sujets habituels. Je cherchais à dénoncer et à attirer l'attention sur la maladie pour qu'elle pût être guérie. »

C'est ce qu'il avait en tête lorsqu'il écrivit « Le journal d'un fou », « Kong Yiji », « Le remède » et « Demain », de même que « Mon village », « La véritable histoire de Ah Q »et « Le sacrifice du Nouvel An ». Les principaux personnages de ces nouvelles – le fou, Kong Yiji, Runtu, Ah Q et les autres –sont tous des défavorisés au sein d'une société malade. Lu Xun y proteste violemment contre leur sort malheureux, il dénonce et attaque les forces qui les oppriment, tout en exprimant ce que sont vraiment leurs aspirations, leurs exigences et leur force cachée. Il montre qu'il n'y a de solution que par la transformation de la société, par la révolution.

Ainsi, faisant allusion à son œuvre immortelle, « La véritable histoire de Ah Q », il a déclaré qu'il avait voulu montrer« l'âme silencieuse du peuple » qui, depuis des millénaires, « grandit, se fane et dépérit tranquillement comme l'herbe sous une grosse pierre ». Et lorsqu'il illustre la pensée de Ah Q, il plaide avant tout pour Ah Q et ses semblables : il donne à voir l'oppression millénaire du peuple chinois. C'est là qu'il s'affirme un réaliste hors du commun. Il fait comprendre que la grande faiblesse de Ah Q se trouve dans son habitude de se leurrer et de leurrer les autres à chaque fois qu'il est vaincu, en se consolant d'avoir triomphé moralement. C'est cela, le défaitisme. En outre, Ah Q en arrive souvent à oublier ses ennemis et ses oppresseurs ; bien plus, il se venge sur plus faible que lui et se donne des airs d'oppresseur... Lu Xun montre que c'est là le résultat de millénaires de féodalité et d'un siècle d'agression impérialiste. Et quoique le peuple chinois ait toujours résisté à l'oppression et combattu, ses multiples défaites ont engendré le défaitisme qui, combiné avec le précepte séculaire de la classe dirigeante féodale – l'homme a à se soumettre à ses supérieurs –, a donné naissance à la manière de Ah Q de remporter des victoires morales, à la pensée Ah Q qui l'empêche d'affronter ses oppresseurs. Voilà ce que Lu Xun s'efforce de faire découvrir à ses lecteurs.

L'autre point qu'il essaie de clarifier dans le conflit continuel entre Ah Q et ses oppresseurs, c'est que celui-ci est déchiré entre soumission et révolte, qu'il a toujours un motif de se révolter. Comme tous les opprimés, il ne peut se libérer qu'en brisant ses fers – par la révolution – et il possède la force de le faire. Donc, quand la Révolution de 1911 est là, son sort à lui va donc tout naturellement de pair avec son sort à elle ; et qu'interdiction lui soit faite d'y participer prouve qu'elle est un échec. Le motif de la révolte de Ah Q demeure ; la voie de la révolution lui reste ouverte. Telle est la conclusion de Lu Xun.

« La véritable histoire de Ah Q » nous donne une certaine image de la Révolution de 1911, qui échoua faute d'avoir mobilisé la paysannerie. Lu Xun dénonce et attaque la classe des propriétaires terriens, mais il critique aussi la bourgeoisie qui était à la tête de la révolution. Avec « La véritable histoire de Ah Q », il attire l'attention des dirigeants du Mouvement du 4 Mai sur la leçon historique de la Révolution de 1911, il montre le moyen d'en sortir et donne voix aux exigences du peuple dans son ensemble, dont les paysans constituent la grande majorité et la partie la plus importante sur le plan économique.

Le moyen d'en sortir et les exigences du peuple sont présentés comme une ouverture sur l'espoir et sur une vie nouvelle pour la Chine dans « Mon village », qu'il écrivit avant « La véritable histoire de Ah Q ». « Je ne voudrais pas que leur désir de se rapprocher les oblige tous deux à mener une existence amère, aussi exposée aux vicissitudes que la mienne, aussi dure et abrutissante que celle de Runtu ou, comme pour certains autres, une existence douloureuse et dissolue. Je voudrais qu'ils aient une vie nouvelle, une vie que nous n'avons jamais connue... La terre n'avait pas de routes à l'origine, mais quand les hommes passent en grand nombre par un même endroit, une route finit par y être tracée ». C'est la seule conclusion à laquelle il pouvait parvenir après avoir décrit l'honnête Runtu, qui a tant souffert parce que « beaucoup d'enfants, la famine, les impôts, les soldats, les bandits, les fonctionnaires et la bourgeoisie terrienne » l'ont pressuré, à le rendre aussi sec qu'une momie. Runtu est le type même des paysans de l'époque. Plongés encore dans le sommeil, ils étaient le fondement et le moteur de la révolution démocratique. Le récit dit la ruine grandissante des campagnes de ces années-là et fait prévoir l'éveil de la paysannerie et l'approche de la révolution.

Dans « Le sacrifice du Nouvel An », autre récit significatif, Lu Xun retrace la vie d'une travailleuse ordinaire. La femme de Xianglin (Belle-sœur Xianglin) est foulée aux pieds, volée, insultée et abandonnée ; nous découvrons sa bonté, son courage et son affabilité, qualités innées chez elle. Par le fait de son cran, de sa confiance dans l'humanité et de la dignité qu'elle a acquise, les malheurs et les mauvais traitements ne parviennent pas à la briser ; mais finalement, la torture mentale qu'engendrent la morale féodale et les superstitions détruisent sa confiance en elle et son sens de la dignité, et elle se délabre. Lu Xun opère une analyse approfondie de la société par sa plongée dans le cœur de cette femme. Il montre comment, pas après pas, les pressions sociales la cernent telle une toile d'araignée. Au centre de toutes les pressions subies, on trouve la morale confucéenne, inhumaine, faite avant tout de pures superstitions. Cette morale peut tuer en secret et la bourgeoisie terrienne table sur sa force. Ces pressions ont toujours été considérées comme banales, et de tous temps la morale confucéenne et des hommes comme Monsieur Lu-le-quatrième ont jeté leur dévolu sur leurs victimes dans le plus grand secret. Innombrables sont les femmes et les jeunes qui périssent en silence, sans que cela se remarque, sans que l'on sache qui les a tués. La situation dénoncée ici est plus horrible que celle dénoncée dans « Le journal d'un fou ». Lu Xun manifeste clairement son grand esprit d'observation à la fin du récit en révélant que cette femme, qui a eu tant de force morale en vient à douter de l'existence des enfers, refuse de subir humblement son sort et prend son destin en main.

Ces récits montrent le courage de Lu Xun face à la réalité et dans la dénonciation des abus. La plupart des hommes avaient souffert à tel point dans cette Chine en déclin et épuisée que la douleur les laissait insensibles ; mais Lu Xun entendait malgré tous les cris de détresse qui montaient des opprimés, et il se devait de les exprimer. Sa dénonciation du mal est comme un puissant rayon de lumière qui vient tirer les hommes de leur sommeil. Il écrit sobrement, il essaie de ne pas s'emporter, et c'est quand il semble le plus désinvolte que le lecteur perçoit au mieux les cris des défavorisés – des cris qui expriment prise de conscience et révolte.

Dans tous ces récits, il y a rejet total du vieux mode de vie et de la vieille société. Les lecteurs ont la conviction que seule une authentique révolution sociale peut mettre fin à tous ces maux et aux angoisses du peuple. « Le journal d'un fou », « Mon village », « La véritable histoire de Ah Q » et « Le sacrifice du Nouvel An » portent tous ce même message. « Le remède » aussi, qui glorifie un révolutionnaire de 1911 et fait la lumière sur l'origine de l'échec de la révolution.

Lu Xun décrit non seulement la détresse des opprimés, mais aussi leur force latente, et plusieurs de ses récits mettent en valeur les splendides qualités de la classe ouvrière chinoise. La femme de Xianglin et la femme de Shan-lequatrième sont bonnes, affables, courageuses ; et l'honnêteté du tireur de pousse-pousse d'« Un incident » sert à dégonfler l'importance accordée aux affaires dites d'Etat. Dans « Le divorce », Lu Xun décrit le cran de la jeune paysanne Aigu, qui n'arrive cependant pas à triompher de la puissante bourgeoisie locale. Dans « Au cabaret », il dépeint Ah Shun, une fille de batelier, et son goût pour le beau et le bonheur, en opposition à la monotonie de son environnement. Son cœur est aussi limpide que son regard, qu'« un ciel nocturne sans nuage – le ciel du Nord, lorsqu'il n'y a pas de vent ». Mais c'est avant tout dans « Le théâtre des dieux » que Lu Xun décrit, de manière fort sensible et poétique, la bonté des gens de la campagne et l'intelligence et le cœur de leurs fils. Et c'est de cette même manière qu'il a dépeint l'enfance de Runtu.

Il a également pris pour sujets des légendes et des mythes chinois. « Réparation de la voûte céleste » traite de l'esprit inventif des anciens Chinois ; « La fuite dans la lune » parle de l'archer légendaire Yi ; « Les eaux calmées » et « Contre l'agression » nous montrent le grand Yu et Mo Zi, personnage important et sage des temps jadis ; « Le forgeur d'épées »encourage les faibles à se dresser contre les tyrans et à tirer vengeance.

Des récits tels que « Au cabaret », « Le misanthrope » et« Regrets du passé » décrivent les désillusions et les combats des intellectuels de l'époque. L'honnêteté des Lü Weifu, Wei Lianshu, Juansheng et Zijun, dépend de leur confiance dans la réforme de la société. Ils cessent d'être ce qu'ils sont dès qu'ils perdent confiance. Ils sont amenés par la suite à se détruire, comme le fait Wei Lianshu, à se compromettre délibérément comme Lü Weifu, ou à capituler comme Zijun, qui retourne chez les siens pour y mourir sous « la fureur dévorante de son père... et les regards sévères de son entourage plus froids que le givre et la glace ». Qu'est-ce qui leur fait perdre confiance ? L'analyse de Lu Xun est limpide : Lü Weifu et Wei Lianshu sont des hommes qui ont été secoués par les événements tumultueux d'avant la Révolution de 1911, leur courage valait celui du fou de « Le journal d'un fou », qui eut l'audace de piétiner les vieux registres de M. Gu, et celui du lunatique de « La lampe à la flamme éternelle », qui eut l'audace de braver la vieille société, de lui lancer :« Je mettrai le feu partout ! ». Ce sont aussi des compagnons du jeune révolutionnaire du « Remède ». Les intellectuels progressistes du début de ce siècle avaient vraiment mis tous leurs espoirs dans la Révolution de 1911 ; mais la désillusion vint vite lorsqu'ils se heurtèrent aux forces réactionnaires que la révolution n'avait pas su balayer. C'est bien un signe de leur faiblesse. Et à ces hommes si pleins d'espoir avant 1911, il ne restait que le désespoir, à moins de tirer la leçon de l'échec de la révolution et de lier leur destin à celui d'hommes comme vieux Shuan, qui commençait à relever la tête. Juansheng et Zijun, eux, sont des jeunes que le Mouvement du 4 Mai a éveillés. Ils courent à l'échec, car ils comptent uniquement sur leurs pauvres forces pour résister aux pressions sociales, qui s'exercent depuis toujours. Les idéaux des intellectuels et des jeunes étaient donc jugés par Lu Xun dans leur rapport avec l'ensemble du peuple.

Le point de vue de Lu Xun écrivain et ce qui le fait écrire sont donc nettement visibles dans ses récits.

C'est vrai aussi pour ses poèmes en prose et ses souvenirs, et plus spécialement pour ses essais. Les passages les plus émouvants des souvenirs sont ses descriptions chatoyantes du caractère affable, de la sagesse et du goût pour la vie des paysans et, des artisans, et celles de l'art populaire qui naît de leurs mains. La plupart des poèmes en prose d' Herbes folles , qui expriment les sentiments de Lu Xun au combat contre les impérialistes et les seigneurs de la guerre du Beiyang, révèlent le courage d'un intellectuel révolutionnaire et les épreuves qu'il eut à affronter dans la lutte contre les puissances des ténèbres. La manière dont il surmonta le désespoir, grâce à l'espoir, tranche définitivement avec les désillusions de Lü Weifu et l'autodestruction de Wei Lianshu.

Les essais constituent le plus gros et la partie la plus importante de son œuvre.

L'époque où il vivait et le lutteur obstiné qu'il était lui firent rechercher d'autres armes que la nouvelle pour élargir l'aire de son combat sur le front de la littérature.

Il a expliqué, tant du point de vue du combattant que de celui de l'artiste, pourquoi il adopta l'essai. « Certains ont essayé de me dissuader d'écrire de courts billets critiques, dit-il. Je leur sais vraiment gré de leur attention, et je n'ignore pas que la création littéraire est chose importante. Mais vient un temps où il est nécessaire d'écrire d'une manière donnée, et je crois qu'il faut encore passer par là. Et il me semble qu'il y a des tabous tellement agaçants dans le monde des arts que je ferais aussi bien de ne pas y entrer et de rester dans le désert, d'y regarder les tempêtes de sable, de rire quand je me sens heureux, pleurer quand je me sens triste et maudire publiquement quand je me sens furieux. Il arrive que le sable et les pierres me meurtrissent, jusqu'à déchirer mon corps et le faire saigner, mais je puis de temps à autre passer un doigt sur le sang coagulé et sentir le modelé de mes meurtrissures ; et cela n'est pas moins intéressant que de suivre l'exemple des hommes de lettres chinois qui se nourrissent de pain et de beurre étrangers pour se sentir en compagnie de Shakespeare ».

Il enfreignit donc les tabous littéraires et élargit l'aire du combat idéologique, tout en transformant « poignards »et « javelots » dont il avait besoin en essais qu'il utilisa pour frayer un chemin, pour lui-même et ses lecteurs, à une époque « où le vent et le sable vous cinglent le visage et où rôdent les loups et les tigres ».

Il écrivit « Mon opinion sur la chasteté » en 1918, quelques mois après la publication de sa première nouvelle. Et à partir de là, il donnera six cents à sept cents essais, ce qui couvre un terrain immense où il ira à bride abattue, en penseur et combattant d'avant-garde, où son génie artistique s'exprimera pleinement.

Un vaste champ d'activité lui était nécessaire, car il s'était donné pour tâche de « régler les vieilles dettes et frayer un nouveau chemin ». Il lui fallait de l'espace pour pouvoir étudier et analyser chaque aspect de l'histoire et de la société, pénétrer dans les coins cachés de la vie des hommes, arracher les déguisements et attaquer chaque ennemi débusqué.

Ces essais sont tellement diversifiés par leur contenu qu'ils embrassent pour ainsi dire tous les sujets, depuis les questions fondamentales de la révolution et jusqu'aux jouets d'enfants. Il livra d'innombrables batailles et les ennemis qu'il attaqua étaient innombrables : impérialistes, seigneurs de la guerre, jusqu'auboutistes du Guomindang, passéistes, écrivains réactionnaires, « marchands de révolution », « tueurs de présent et d'avenir », « prédicateurs de la mort ».S'il opta pour ce grand choix de sujets, c'est qu'il voulait amener le peuple chinois à un nouveau mode de vie et lui frayer la voie – la révolution démocratique qui était en route et la révolution socialiste qui lui ferait suite. Il fit remarquer que pour les dirigeants et les agresseurs venus de l'étranger, l'histoire chinoise n'était que « festins de chair humaine » depuis les temps immémoriaux, parce que le peuple, que les oppresseurs « mangeaient », n'avait le choix qu'entre deux destins. Il y avait eu une période « où nous aspirions vainement à être des esclaves » et une autre « où nous étions parvenus à être momentanément des esclaves ». Il s'imposait maintenant de « balayer ces mangeurs d'hommes, de culbuter les tables du festin et de détruire les cuisines », pour « créer une période d'un troisième genre, inconnu jusqu'ici dans l'histoire de la Chine ». Donc, disait-il, « nos principaux objectifs sont :premièrement, être ; deuxièmement, trouver à nous nourrir et nous vêtir ; et troisièmement, avancer. Tout ce qui se met en travers de ces objectifs doit être écrasé au sol, que ce soit de l'ancien ou du moderne, de l'humain ou du surnaturel, canons anciens, texte rare, oracle, idole de grand prix, recette traditionnelle ou remède secret ». Et il déclara finalement que« les faits m'ont appris que l'avenir appartient au seul prolétariat montant ». D'où sa proposition de recourir à « la tempête rugissante de la révolution prolétarienne », d'« assainir le pays » et de balayer tout ce qui « stagne, avilit et pourrit ». Il était pour l'Union soviétique et il espérait que la Chine aussi connaîtrait la société socialiste, car il voulait que les opprimés puissent vivre « comme des êtres humains » et qu'« un système social flambant neuf, totalement inconnu, surgirait du fond des enfers », pour que « des centaines de millions d'hommes deviennent les maîtres de leur propre sort ».

Ce que Lu Xun cherchait à exprimer et qu'il s'efforçait d'atteindre par ses récits, il allait donc le dégager plus nettement dans ses essais, et il acquit plus de confiance dans ses moyens. Son grand rôle dans l'Histoire, sa stature imposante, ses apports à la pensée politique et aux beaux-arts, apparaissent avec bien plus de vigueur dans ses essais que dans ses nouvelles. Il tourne le dos au passé, il regarde vers l'avenir du peuple et de la Chine. Il ne se retournera pas, si ce n'est pour « frapper l'ennemi qui se trouve derrière ». Aucune force au monde n'aurait pu l'amener à composer ; aucune entrave n'aurait pu le retarder dans sa marche. Il était convaincu que la vieille société et la vieille manière d'être, et tout ce qu'il y avait en elles de pourri, allaient périr inéluctablement ; et qu'une société nouvelle et un nouveau mode de vie allaient inéluctablement l'emporter.

La lutte des classes et les problèmes révolutionnaires de ces années-là ont également leur reflet dans les essais, avec plus de précision et d'ampleur que dans les récits. Le génie artistique de Lu Xun s'y déploie plus librement et de façon plus caractéristique, lié qu'il était aux activités et à l'épanouissement moral du révolutionnaire. Les ennemis du peuple dont il se moque y sont trop nombreux pour être énumérés. Et il trace de splendides et lumineux portraits de héros populaires, qui vont de ceux des temps passés, « épine dorsale de la Chine », aux jeunes révolutionnaires de l'époque qui, héroïquement, poursuivaient le combat, sous la mitraille, et aux communistes « qui font du bon travail et vont d'un pas ferme, combattant et versant leur sang pour que vive la génération chinoise d'aujourd'hui ». Chaque essai pour ainsi dire porte l'empreinte d'un penseur remarquable et chacun d'eux est nettement l'œuvre d'un peintre de caractères génial et d'un maître de la satire ; les lecteurs sont touchés par la vitalité de cet authentique défenseur du peuple, avec ses haines et son amour dévorants, ses colères fracassantes, son intrépidité et sa vigueur insurpassée.

Le grand essayiste au style si personnel qu'était Lu Xun devint un polémiste hors du commun et occupa, dans la révolution de la culture chinoise, une place de géant, au point que tous ses prédécesseurs en rapetissèrent.

Voilà un aperçu sur ses écrits – nouvelles, essais, poèmes en prose et souvenirs. Il avait décidé de devenir écrivain et de démocrate révolutionnaire, il se mua en communiste. Il chercha une voie qui arracherait les humbles comme Vieux Shuan, Runtu, Ah Q et la femme de Xianglin à leur sort misérable, et il combattit pour elle. Il demeura fidèle à son propos, allant de son pas vers la révolution. Et dès qu'il fut sur cette voie, la Chine de la libération à venir le prit sous ses projecteurs et son génie se nourrit de l'inépuisable puissance créatrice du peuple.

Ses seize volumes d'essais et trois recueils de nouvelles, poèmes en prose et souvenirs sont une encyclopédie de la société chinoise, de la vie et des luttes populaires, des leçons qui ont été tirées durant la grande période historique qui va du début du XX e siècle jusqu'aux années 30. C'est surtout une franche déclaration de guerre à l'impérialisme et au féodalisme, à tous les oppresseurs du peuple et toutes les puissances obscures et corrompues, qui voudraient faire obstacle à la Chine en marche. L'œuvre lumineuse de Lu Xun nous fournit la critique la plus ample et la plus profonde des conditions existantes de l'époque, qui va de la Révolution de 1911 à la Première et Deuxième guerres civiles en passant par le Mouvement du 4 Mai.

Tout au long de cette période, Lu Xun fut la figure centrale et le principal représentant de la nouvelle littérature. La voie et la théorie de l'art réalistes qu'il fit connaître aux écrivains chinois constituent une arme qui permet de rejeter l'ancien et d'établir le nouveau, un moyen d'introduire de nouveaux critères dans l'art d'écrire. Son œuvre et sa prise de position pour une littérature réaliste socialiste durant les dernières années de son existence amenèrent la littérature chinoise à une nouvelle étape de son développement.

Le style de Lu Xun est clairement et magnifiquement bien à lui et en même temps indubitablement chinois. Lu Xun a œuvré à la renaissance de la littérature chinoise et parce qu'il partait des exigences populaires pour innover, il fut le soutien le plus ferme et le plus bel héritier des meilleures traditions de la longue et glorieuse littérature chinoise. Par ses goûts et son style à lui, nous apprenons à connaître la sagesse, les goûts et la manière d'être du peuple travailleur de Chine.

C'est avec ses racines plongeant au plus profond de la culture chinoise et avec un zèle de réformateur qu'il a lu abondamment la littérature étrangère. Son œuvre dénote des influences, surtout d'auteurs russes – Gogol en particulier, elle est pour ainsi dire un trait d'union entre la littérature chinoise et les tendances progressistes de la littérature mondiale. Sa façon d'assimiler les influences étrangères et de les intégrer à la culture chinoise est d'importance historique. Ses écrits nous en fournissent la preuve. Il a, par exemple, dit de sa première œuvre, le « Journal d'un fou », « je dois m'être basé sur la centaine de récits étrangers que j'avais lus et sur des notions de médecine ». Le « Journal d'un fou » de Gogol date de 1834, mais l'œuvre du même titre qui lui est postérieure dénonce les abus du système du clan et de la morale confucéenne, et sa protestation va plus loin que celle de Gogol.

Lu Xun a aussi expliqué comment son désir de faire s'ouvrir les yeux le poussa à chercher des moyens d'expression appropriés parmi les formes artistiques traditionnelles chinoises et comment son style s'en trouva influencé. « J'ai fait de mon mieux pour ne pas tomber dans le verbalisme, affirmait-il. Quand je sentais que j'avais dit ce que je voulais dire avec la clarté nécessaire, j'étais content d'échapper à la broderie. Le vieux théâtre chinois n'a pas de décors et les images de Nouvel An que l'on vend aux enfants n'ont que quelques personnages principaux... Convaincu que ce genre de méthode convenait à mon propos, je ne me laissai pas aller aux détails inutiles et je réduisis le dialogue au minimum. »

Ampleur de pensée et profondeur vont de pair chez Lu Xun, elles sont l'instrument de l'observation la plus pénétrante qui ait été faite de la société et de la culture chinoises, de ses liens étroits avec le peuple. Pour la description des gens et des événements, il recourait à une méthode qu'il appelait le « dessin de l'œil » et qui consistait à rendre l'esprit d'une chose avec finesse et concision.

« J'ai oublié, écrivait-il, qui a dit que le meilleur moyen de rendre le caractère d'un homme avec un minimum de traits, c'est de dessiner ses yeux. La remarque est très juste. Dessinez chacun de ses cheveux avec l'exactitude qui s'impose, et cela n'aura pas grande utilité. » Le trait saillant de son style est donc l'exactitude, la perspicacité et la vivacité avec laquelle il décrit une chose, souvent avec une extrême économie de moyens. Quelques touches lui suffisent pour faire apparaître la caractéristique même d'un homme. Ses idées s'expriment aussi par des images concrètes, pénétrantes, vivantes et ramassées. En quelques phrases, voire en une seule, il est au cœur du sujet et restitue son sens le plus caché. Cette concision et ce raffinement, signes distinctifs de son écriture, sont très précisément les traits dominants de la poésie et de la prose traditionnelles chinoises.

Le vocabulaire est riche. Lu Xun accordait beaucoup d'attention à la langue. « Quand j'ai terminé quelque chose, disait-il, je le relis toujours, et là où cela me fait mal à l'oreille, j'ajoute ou je retranche pour que la lecture se fasse sans à-coups. Quand je ne trouve pas l'expression parlée qui convient, je puise dans les classiques, avec l'espoir que des lecteurs me comprendront. Et j'utilise rarement des phrases sorties toutes faites de ma tête et que je suis seul – et parfois même pas – à pouvoir comprendre. » Sa langue venait en ordre principal du parler vivant du peuple, de ses tournures et expressions familières, de dictons tirés d'ouvrages anciens et d'allusions littéraires classiques ; il lui arrivait aussi d'utiliser des locutions étrangères, ainsi que des constructions étrangères. Ses écrits ont enrichi la langue chinoise, dont il a mis en valeur les belles caractéristiques : concision et précision, puissance et vigueur, vivacité et pénétration.

Lu Xun pamphlétaire tient tout entier dans la rigueur de son exposé et de sa critique des noirceurs de la société. « La vérité est la substance même de la satire, disait-il. Il ne peut y avoir “satire” s'il n'y a pas vérité. » Et c'est ce qu'il pratiqua. La satire chez lui est violente et imparable, parce que reflet même de la réalité. Elle est rendue plus cinglante, plus acérée encore par sa technique du « poignard » ou du « javelot », son impétuosité dans l'assaut à l'ennemi, par l'impudence de son analyse et sa mise au pilori des forces du mal. L'ennemi, sous quelque apparence que ce soit, ne peut échapper au javelot de Lu Xun, au scalpel du chirurgien avec lequel il dissèque posément le cœur humain. Lu Xun pamphlétaire est calme mais passionné, incisif mais plein de vigueur. Il prétendait que la satire doit être nourrie de bonnes intentions, et il combattait le cynisme qui « se contente de convaincre le lecteur qu'il n'existe rien de bon en ce monde, rien qui vaille la peine ». Dans ses pamphlets, nous retrouvons la moquerie et l'humour ingénu propres aux paysans chinois et à la littérature folklorique. Nous reconnaissons en lui l'héritier de nos satiriques devenus classiques. Et ce seul domaine vaut à son génie une place éminente dans la littérature chinoise. La sagesse facétieuse du peuple chinois et la tradition satirique de sa littérature, tant classique que folklorique, ont trouvé un prolongement en lui.

Enfin, il se distingue, sur le plan mondial, par ses liens étroits avec le peuple travailleur de son pays et le caractère résolument chinois de son écriture. 8U6vh0AJkolnvDKsiDWg4EAxIqSvsFnkpyTCxRWPdsLGuufxDysI9Kfnbv46yNlZ

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