« Le monde va à vau-l'eau, l'homme dégénère chaque jour un peu plus, le pays court à sa perte », voilà le genre de lamentations que l'on entend depuis toujours en Chine. Mais ce qui « dégénère » change avec les temps qui changent. Cela avait un sens, cela en a un autre. Les affirmations en question se rencontraient dans tout ce qui s'écrivait ou se disait, à l'exception des requêtes au trône dans lesquelles personne ne se serait permis d'en glisser. En se lamentant de la sorte, on critiquait les gens, mais on se situait aussi au-dessus de ces dégénérés. Et il est donc naturel que ces messieurs soupirent en se rencontrant. Quoique de nos jours, même les assassins, les incendiaires, les débauchés, les escrocs et autres fripouilles secouent la tête et marmonnent, entre deux méfaits : « L'homme dégénère chaque jour un peu plus. »
Du point de vue moral, les provocateurs ne sont pas les seuls dégénérés. Ce sont aussi ceux qui ne font que constater le mal, qui s'en délectent ou qui le déplorent. Et voilà la raison pour laquelle des hommes ne se sont pas contentés, cette année, de vains bavardages et, qu'après avoir soupiré, ils se sont mis en quête d'un remède à la situation. Le premier était Kang Youwei . Il avait déplacé beaucoup d'air, il déclara que l'unique remède se trouvait dans la « monarchie constitutionnelle ». Chen Duxiu [1] , qui le contredit, fut suivi par les spirites qui, on ignore pourquoi, eurent la singulière idée d'inviter l'âme de Mencius à venir tracer leur politique. Ils ne débitaient que des sottises, s'il faut en croire Chen Bainian, Qian Xuantong et Liu Bannong [2] .
Leurs articles dans La Jeunesse ( Xin Qingnian ) sont tout ce qu'il y a de décevant. Nous sommes au XX e siècle et l'aube s'est levée sur l'humanité. Les lecteurs de La Jeunesse seraient probablement abasourdis s'ils y trouvaient un article sur la question de savoir si la terre est ronde ou carrée. Et cependant, ce qui y est discuté actuellement peut être mis sur le même pied que l'idée de la terre qui ne serait pas carrée. Pareil débat a quelque chose de décevant et, aujourd'hui, d'effrayant.
Les spirites continuent à intriguer, alors qu'il n'est plus question de monarchie constitutionnelle. Un autre groupe d'insatisfaits, qui secouent la tête, marmonnent néanmoins : « L'homme dégénère chaque jour un peu plus. » Ces gens ont découvert un autre remède à la situation : « l'exaltation de la chasteté ».
C'est un artifice que, généralement, tout le monde approuve, depuis des années, depuis la faillite des réformateurs et de l'appel pour un retour au passé ; et ce qui se fait de nos jours équivaut à brandir de vieux étendards. Par ailleurs, il y a toujours des écrivains et des conférenciers pour chanter les louanges de la chasteté. S'ils ne le faisaient pas, ils ne se distingueraient pas de ceux qui « dégénèrent chaque jour un peu plus ».
Au départ, la chasteté était une vertu autant masculine que féminine ; on parle d'« hommes chastes » dans notre littérature. Mais la chasteté qui est exaltée de nos jours est uniquement l'apanage des femmes, elle n'a rien à voir avec les hommes. Pour les moralistes contemporains, est chaste la femme qui ne se remarie pas ou qui ne fuit pas avec un amant après la mort de son mari, et sa chasteté sera d'autant plus estimable, qu'elle aura perdu tôt son mari et que sa famille était des plus pauvres. Il existe deux autres types de femmes chastes : la femme qui se tue à la mort de son mari ou de son fiancé ; la femme qui se suicide pour échapper à un ravisseur ou qui trouve la mort en lui résistant. Là aussi, la chasteté sera d'autant plus grande que la mort aura été cruelle et douloureuse. Si la femme ne se tue qu'après avoir été enlevée par surprise et violentée, elle n'échappera pas aux cancans. Elle aura tout au plus une chance sur dix mille de tomber sur un moraliste généreux qui lui trouvera des excuses, compte tenu des circonstances, et qui lui décernera le titre de « vertueuse ». Mais aucun homme de lettres ne tiendra à écrire sa biographie et y serait-il contraint, qu'il terminerait sans aucun doute par une marque de désapprobation.
Bref, la femme qui perd son mari doit rester seule ou mourir. Il lui faut mourir aussi si elle se fait violenter. Quand ce genre de personne est glorifié, la société est moralement saine, la Chine sera sauvée. Voilà, à peu de chose près, comment cela se présente.
Kang Youwei se servait du nom de l'empereur ; les spirites se basaient sur des superstitions ineptes ; mais le maintien de la chasteté appartient de plein droit au peuple. Il y a donc progrès. Il reste néanmoins quelques questions que j'aimerais soulever et sur lesquelles je donnerai mon point de vue. En outre, puisque j'admets que sauver le monde par la chasteté est une idée que partage la majorité de mes compatriotes, et que ceux qui l'ont exprimée sont tout au plus des porte-parole qui avancent quelque chose qui a rapport au corps tout entier, c'est devant cette même majorité que je pose mes questions et que je formule les réponses.
Première question : En quoi les femmes non chastes nuisent-elles au pays ? « Le pays court à sa perte », cela ne fait pas de doute. Les crimes ignobles n'en finissent pas : la guerre, le banditisme, la famine, les inondations et les sécheresses se suivent, sans interruption. Et cela, parce que nous n'avons ni morale nouvelle ni sciences nouvelles, que toutes nos pensées, tous nos actes sont d'une autre époque. Aussi l'actuelle période d'obscurantisme rappelle-t-elle les ténèbres des premiers âges. Par ailleurs, tous les postes gouvernementaux, militaires, académiques et commerciaux sont assumés par des hommes : les femmes non chastes n'y interviennent en rien. Et il est peu probable que les hommes – qui, eux, détiennent le pouvoir – aient été corrompus par ces mêmes femmes, qu'ils aient perdu la raison et se soient adonnés au mal. Inondations, sécheresses et famines sont dues au manque de connaissances modernes, au culte des dragons et des esprits, à la destruction des forêts et à la négligence dans les travaux de régulation des eaux : les femmes y ont moins à voir encore. La guerre et le banditisme entraînent souvent, il est vrai, une abondance de femmes non chastes ; mais guerre et banditisme viennent en premier lieu, les femmes non chastes après. L'absence de chasteté n'est pas à l'origine de ces calamités.
Deuxième question : Pourquoi le salut du monde devraitil dépendre entièrement des femmes ? La tradition veut qu'elles appartiennent au yin [3] , l'élément négatif. Leur place est au foyer, elles sont la chose de l'homme. La direction de l'Etat et le salut du pays incombent donc aux hommes, qui appartiennent au yang , l'élément positif. Comment de faibles femmes pourraient-elles assumer d'aussi grandes tâches ? Pour les modernistes, les deux sexes se trouvent sur un pied d'égalité et ont, grosso modo , les mêmes obligations. Si les femmes ont leurs responsabilités à prendre, qu'elles remplissent donc leurs devoirs. Que les hommes prennent en charge la part qui leur revient, et dans le combat contre la violence et dans la pratique des vertus qui leur sont propres. Se contenter de punir et de chapitrer les femmes est nettement insuffisant.
Troisième question : Qu'espère-t-on en exaltant la chasteté ? Serait-elle adoptée comme critère pour les femmes du monde entier, qu'il en résulterait l'établissement de trois catégories : les chastes, qu'il faudrait féliciter ; celles qui ne sont pas chastes ; et celles qui ne sont pas encore mariées ou dont le mari vit encore ou qui n'ont pas encore rencontré de ravisseur, et dont on ne peut préjuger de la chasteté. La première catégorie est florissante, elle mérite tous les panégyriques, nul besoin d'en parler. La deuxième catégorie est sans espoir, il n'y a jamais eu de repentir possible en Chine pour la femme qui a fauté : il ne lui reste qu'à mourir de honte. Nous n'insisterons donc pas non plus. La troisième catégorie s'avère être la plus importante. A peine ces femmes ont-elles connu l'émoi, qu'elles se sont fait le serment que voici : « Si mon époux meurt, jamais je ne me remarierai ! Je me tuerai si l'on veut me faire violence ! » Dites-moi, je vous prie, en quoi pareille décision peut-elle influer sur les mœurs qui, en Chine, se trouvent entièrement sous la coupe des hommes ?
Une autre question s'impose : Les femmes chastes, dont il a été fait l'éloge, sont évidemment des modèles de vertu. Si toutes aspirent à la sainteté, toutes n'y parviendront pas. Des femmes de la troisième catégorie peuvent avoir pris les plus belles résolutions, mais qu'en sera-t-il si leur mari vit jusqu'à un âge avancé et si le monde connaît la paix ? Elles devront gémir en silence, demeurer leur vie durant des citoyennes de second ordre.
Jusqu'ici, nous avons fait appel au bon sens de jadis et même ainsi, nous nous sommes heurtés à des contradictions multiples. Nous venons tout juste d'accéder au XX e siècle et deux autres points vont s'imposer à nous.
Tout d'abord, la chasteté est-elle une vertu ? Les vertus doivent être universelles, exigées de tous, à la portée de chacun et bénéfiques tant pour les autres que pour soi-même. C'est seulement ainsi qu'elles ont un sens. Mais aujourd'hui, l'ensemble des hommes est exclu de ce qui est appelé chasteté et même l'ensemble des femmes ne peut prétendre à cet honneur. Elle ne peut donc être considérée comme une vertu ni comme une règle... Lorsqu'une brute enlève quelqu'un du sexe faible (les femmes sont toujours estimées faibles), que ses père, frères ou mari ne peuvent la sauver et que les voisins n'y parviennent pas non plus, il ne lui reste plus qu'à mourir. Elle peut, après avoir été souillée ; ou elle peut ne pas mourir du tout. Ses père, frères, mari et voisins se confieront plus tard à des écrivains, des savants, des moralistes ; ils ergoteront, sans que leur lâcheté et leur maladresse les embarrassent le moins du monde, sans que les préoccupe le châtiment à réserver au criminel. Est-elle morte, ne l'est-elle pas ? A-t-elle été violée ou ne l'a-t-elle pas été ? Quelle satisfaction si elle est morte, quelle honte si elle ne l'est pas ! C'est ainsi que se fabriquent la gloire de tant de femmes chastes et l'infâmie, par la parole et l'écrit, de tant de femmes non chastes. Envisagé froidement, tout cela, loin d'être élogieux, est profondément inhumain.
Ensuite, les polygames sont-ils qualifiés pour exalter la chasteté chez la femme ? Ils le sont, s'il faut en croire les moralistes d'autrefois : leur condition de mâles les situe à part et, dans cette société, leur avis est le seul qui compte. Se basant sur le concept ancien du yin et du yang , principe négatif et principe positif, ils aiment à faire étalage de leur puissance devant les femmes. Mais l'humanité a ouvert les yeux et le bruit qui est fait autour du yin et du yang est tenu aujourd'hui pour totalement ridicule. Ce double principe existerait-il que rien ne permettrait de démontrer qu'il y a plus de noblesse dans le yang que dans le yin , que le mâle est supérieur à la femme. Et ni la société ni les Etats ne sont exclusivement composés de mâles. Il nous faut donc accepter comme vérité que les sexes sont égaux entre eux. Les mêmes obligations doivent les lier, puisqu'il y a égalité. Les hommes ne peuvent établir pour les femmes des lois qu'eux-mêmes ne respecteraient pas. Par ailleurs, si le mariage est un acte de vente, de la fraude ou une sorte de tribut, le mari n'est pas en droit d'exiger de la femme qu'elle lui soit fidèle tout au long de la vie. Comment lui, polygame, pourrait-il prôner la chasteté pour la femme ?
Voilà qui met fin aux questions et réponses. Les conclusions des moralistes sont si peu défendables qu'il est étonnant qu'elles soient parvenues jusqu'à nous. Il est nécessaire, pour y répondre, de voir comment l'idée de chasteté est née et s'est répandue, pourquoi elle est demeurée inchangée.
Dans l'Antiquité, la femme était en général la chose de l'homme, qui pouvait la tuer, la manger, en disposer comme bon lui semblait. Rien n'interdisait, après la mort d'un homme, d'enterrer ses femmes avec ses trésors et ses armes préférées. L'habitude de les enterrer vives disparut petit à petit et la fidélité à la mémoire du mort s'installa. Et cela, parce qu'aucun homme n'osait prendre une veuve pour femme, l'esprit du mari mort la suivant partout, et non parce qu'avoir un deuxième mari n'était pas autorisé. Il en est encore ainsi de nos jours dans les sociétés primitives. Nous ne pouvons certifier ce qui se passait en Chine dans la haute antiquité, mais à la fin des Zhou [4] , des gens, et cela ne se limitait pas aux femmes, étaient enterrés avec leurs maîtres, et les veuves pouvaient se remarier. La coutume semble avoir été abandonnée très vite. Personne n'a prôné la chasteté sous les Han (206 av. J.-C. – 220 ap. J.-C.) et jusqu'à la dynastie des Tang (618-907). C'est à l'époque des Song (960-1279) que des confucéens de métier se mirent à affirmer que « mourir de faim est peu de chose, mais ne pas demeurer chaste est une calamité ». Et ils poussaient des cris d'horreur à chaque fois qu'ils rencontraient le mot remariage dans les écrits historiques. Nous ne saurons jamais s'ils étaient sincères. C'est l'époque où les hommes se mirent à « dégénérer chaque jour un peu plus », où le « pays courait à sa perte », où peuple et seigneurs étaient sur une mauvaise pente ; les confucéens de métier ont peut-être recouru à la chasteté des femmes pour fustiger les hommes. Mais cette manière d'être manquait de franchise et le but poursuivi étant loin d'être clair, les hommes demeurèrent inflexibles, dans leur ensemble, même s'il en résulta un léger accroissement du nombre des femmes chastes. Et ainsi la Chine, « la plus vieille civilisation au monde à la moralité la plus élevée », tomba entre les mains de souverains tels que Sechen Khan, Uldsheitu Khan, Kuluk Khan « par la grâce de Dieu et la volonté du ciel ». L'idée de chasteté continua à se développer avec les changements d'empereurs. Plus ceux-ci exigeaient de loyauté de leurs sujets, plus les hommes exigeaient de chasteté de leurs femmes. Les lettrés confucéens se montrèrent plus sévères encore sous la dynastie des Qing. Une chronique de l'époque des Tang leur ayant appris qu'une princesse s'était remariée, ils s'indignèrent : « Mais qu'est-ce que c'est ! Comment ose-t-on attenter à l'honneur de la famille impériale ! » Le malheureux chroniqueur des Tang aurait été en vie, qu'ils Vautraient dépossédé de tous ses titres, afin de « redresser le cœur des hommes et amender leurs mœurs ».
Donc, quand le pays se trouve à la veille d'être conquis, il est beaucoup question de chasteté et les femmes qui se donnent la mort sont tenues en haute estime. La femme appartient à l'homme, elle n'a pas à se remarier s'il vient à mourir ; et moins encore doit-elle se laisser séduire quand il est en vie. Mais lui, qui fait partie du peuple sous le joug, n'a pas la force de la protéger ni le courage de résister et tout ce qu'il trouve, c'est l'inciter à se suicider. Et il y a des riches qui ont des essaims de femmes, de filles, de concubines, de servantes, et qui ne peuvent s'occuper de chacune d'elles en temps de troubles. Ils sont sans défense face aux rebelles ou aux troupes gouvernementales. Ils parviennent tout au plus à se sauver eux-mêmes et à encourager leurs femmes à se donner une mort glorieuse, les héroïnes sans vie n'intéressant pas les rebelles. L'ordre rétabli, ces riches s'en reviennent tout doucement et font en marmonnant l'éloge des défuntes. Le remariage étant dans l'ordre des choses pour les hommes, ils prennent donc d'autres femmes, et voilà tout. De là nous viennent les écrits du genre La mort des deux veuves vertueuses et Epitaphe pour sept concubines. Même les œuvres de Qian Qianyi fourmillent de récits sur les femmes vertueuses et saluent leur mort glorieuse.
Seule une société où chacun ne songeait qu'à soi, où les femmes devaient demeurer chastes alors que les hommes étaient polygames, pouvait engendrer morale aussi perverse, chaque jour plus contraignante et plus cruelle. Rien d'étrange à cela. Mais puisque l'homme propose et que la femme subit, pourquoi n'a-t-elle jamais protesté ? Parce que la soumission est la première des vertus féminines. La femme n'a nul besoin d'étudier : même ouvrir la bouche est considéré comme un crime. Et son esprit étant aussi déformé que son corps , elle ne trouvait rien à reprocher à des mœurs aussi tordues. Même celle qui aurait eu des idées bien à elle n'aurait pu les exprimer. Aurait-elle écrit un poème sur la « Contemplation de la lune depuis l'appartement des femmes » ou « En regardant les fleurs du jardin », que les hommes l'auraient accusée de cultiver des pensées lascives. Comment, dans ces conditions, aurait-elle osé défier l'ordre du Ciel et de la Terre ? Des récits parlent de femmes qui, pour des raisons diverses, ne tenaient pas à la chasteté. Mais les auteurs font remarquer que la veuve qui se remarie est, soit enlevée par le fantôme de son mari et traînée aux enfers, soit rejetée par le monde entier, qu'elle devient une mendiante devant qui se ferment toutes les portes, et que, pour finir, elle meurt misérablement, de faim !
Donc, les femmes ne pouvaient qu'« être soumises ». Mais pourquoi les hommes ont-ils laissé aller les choses, pourquoi aucun ne s'est-il levé pour défendre la vérité ? Il est à noter qu'à partir de la dynastie des Han, et bien plus encore à partir des Song et des Yuan, les organes de l'opinion publique se trouvent pour ainsi dire tous entre les mains des confucéens de métier. Rares sont les ouvrages qui ne sont pas d'eux. Ils étaient les seuls à pouvoir se manifester. A l'exception de quelques moines bouddhistes et ermites taoïstes, qu'un décret impérial autorisait à s'exprimer, aucun propos d'« hérétique » ne devait franchir les murs des chambres. Par ailleurs, la plupart des gens étaient sous l'influence de la « souplesse » confucéenne tant vantée. Il était interdit d'« entreprendre quoi que ce soit de non orthodoxe ». Et s'il y avait des hommes qui percevaient la vérité, ils n'étaient pas prêts à donner leur vie pour elle. Car nul n'ignorait que lorsque la femme perdait sa vertu, l'homme, comme la femme, étaient en cause. Or, la femme seule était blâmée, il n'était nullement question de celui qui avait détruit la réputation d'une veuve en la séduisant ou de la brute qui l'avait obligée à mourir non chaste. C'est que tout compte fait, il est moins facile de s'attaquer à l'homme qu'à la femme, et plus difficile de faire passer en justice que de marmonner des louanges. Toutefois, des hommes, que leur conscience tourmentait, dirent fort à propos qu'il n'était pas nécessaire que la femme restât veuve ou se tuât par fidélité ; ils ne furent pas écoutés. Auraient-ils insisté, qu'ils auraient été jugés indésirables et traités comme les femmes dépourvues de chasteté ; ils acquirent de la « souplesse » et n'ouvrirent plus la bouche. Et l'idée de chasteté demeura inchangée.
(Je dois admettre que je connais pas mal de défenseurs actuels de la chasteté. J'ose affirmer qu'il y a d'honnêtes gens parmi eux, que leurs intentions sont des meilleures, mais la façon qu'ils ont de vouloir sauver le monde est mauvaise. Ils croient se diriger vers l'Ouest, ils arrivent dans le Nord. Et ce n'est pas le fait d'être honnête qui leur permettra de gagner le Nord en allant vers l'Ouest. J'espère qu'ils feront demi-tour.)
Il y a d'autres questions.
Est-il difficile d'être chaste ? La réponse est : Très difficile. C'est parce qu'ils le savent bien que les hommes font l'éloge de la chasteté. Pour l'opinion publique, tout dépend de la femme. Celui qui séduit une femme n'est pas responsable. Si A (un homme) fait des avances à B (une femme) et que celleci le rabroue, elle est chaste. Qu'elle en meure, et la voici glorieuse et martyre ; le nom de A n'est pas terni, la société reste sans souillure. Si, au contraire, B répond aux avances de A, elle cesse d'être chaste ; le nom de A n'est pas terni, mais il y a dégradation des mœurs par la faute de B. Et le reste est à l'avenant. Ainsi, la ruine d'un pays est toujours imputée aux femmes. Qu'elles le veuillent ou non, les fautes de tout un chacun leur sont endossées depuis plus de trois mille ans. Les hommes n'étant pas tenus pour responsables et n'ayant pas conscience de leur faute, ils continuent à séduire les femmes en toute tranquillité, et lettrés et écrivains en parlent comme de péripéties fort plaisantes. Les femmes sont donc menacées de toutes parts. Chaque homme est un séducteur en puissance, à l'exception des père, frères et mari. C'est pour cela que j'affirme que la chasteté est chose difficile.
Est-il pénible d'être chaste ? La réponse est : Très pénible. C'est parce qu'ils le savent bien que les hommes font l'éloge de la chasteté. Tout le monde veut vivre et le martyre par chasteté implique inévitablement la mort. La veuve demeurée chaste continue cependant à vivre. Elle souffre moralement, mais les difficultés matérielles la font souffrir également. Elle pourrait demeurer seule si les femmes disposaient de moyens d'existence indépendants et si les gens s'entraidaient ; c'est malheureusement l'inverse qui est vrai en Chine. Tout va bien si la veuve a de l'argent ; il ne lui reste qu'à mourir de faim si elle est pauvre. Et ce n'est qu'après sa mort qu'elle sera honorée et que son nom entrera dans l'histoire locale. Les annales de chaque région, de chaque district, comportent des chapitres intitulés « Femmes martyres », une ligne ou une demi-ligne étant consacrée à chacune d'elles. Mais qu'il s'agisse de Zhao, de Qian, de Sun ou de Li, qui s'intéresse à pareille lecture ? Même les grands moralistes qui ont entretenu le culte de la chasteté tout au long de leur vie seraient incapables de vous citer, de but en blanc, le nom des dix premières martyres de leur propre district ; qu'elles soient vivantes ou mortes, les voilà retranchées du reste du monde. C'est pour cela que j'affirme que la chasteté est chose pénible.
Mais alors, ne pas être chaste ne serait pas pénible ? Non, c'est également très pénible. Pour l'opinion publique, les femmes non chastes sont de la marchandise avariée, que la société rejette. Bien des principes que les anciens nous ont inconsciemment légués sont absurdes, et le poids de la tradition et le nombre peuvent broyer les contradicteurs. Que de crimes commis, depuis les temps les plus reculés, par ces assassins anonymes et inconscients, y compris le meurtre des femmes demeurées chastes ! Elles ont été honorées après leur mort, leur nom figure dans les annales locales, mais les femmes non chastes se font insulter par tout le monde, leur vie durant, et sont l'objet de persécutions insensées. C'est pour cela que j'affirme que ne pas être chaste est également fort pénible.
Les femmes sont-elles en faveur de la chasteté ? La réponse est : Non, elles ne le sont pas. Tout être humain a un idéal, un espoir. Il faut que sa vie ait un sens, grand ou modeste. Il est préférable qu'elle lui soit utile à lui et aux autres, qu'au minimum, elle lui soit utile à lui. La chasteté est chose difficile et pénible, elle n'est d'aucun apport ni pour nous ni pour les autres ; il est donc inhumain de prétendre que les femmes désirent rester chastes. Si, rencontrant une jeune femme, vous l'invitez en toute sincérité à devenir une martyre de la chasteté, elle se fâchera et peut-être ses père, frères et mari vous administreront-ils fort respectueusement une série de coups de poing. Néanmoins, la coutume est toujours là et elle pèse, du poids de la tradition et de celui du nombre. Il n'existe cependant personne qui ne craigne la chasteté. Les femmes craignent de lui être sacrifiées, tandis que les hommes craignent pour eux-mêmes et leurs proches. C'est pour cela que j'affirme que personne ne lui est favorable.
Je dis, en m'appuyant sur les faits et les raisons invoqués plus haut, que la chasteté est chose difficile et pénible, qu'elle n'est souhaitée par personne, qu'elle n'est d'aucune utilité pour soi-même et pour les autres, pour la société et pour le pays, qu'elle ne représente plus rien. Elle n'a plus la vitalité qu'elle a pu avoir ni de raison d'être.
Une dernière question.
Si elle a perdu la vitalité qu'elle a pu avoir et sa raison d'être, les femmes chastes ont-elles enduré leurs souffrances en vain ? La réponse est qu'elles méritent toujours notre compassion. Elles méritent que nous les plaignions. Prises, pour leur malheur, au piège de la tradition et du nombre, elles ont été sacrifiées sans raison. Une grande cérémonie devrait être consacrée à leur mémoire.
Après avoir pleuré les mortes, nous jurerons tous de devenir sans tache, intelligents, résolus, ambitieux et de nous tourner vers le progrès. Nous devrons arracher les masques. Nous devrons en finir avec toute la stupidité et toute la tyrannie de la terre, qui nous font mal, à nous-mêmes et aux autres.
Après avoir pleuré les mortes, nous nous débarrasserons de la souffrance insensée qui grève la vie de l'homme. Nous devrons en finir avec toute la stupidité et toute la tyrannie qui suscitent les souffrances pour les autres.
Nous devrons également veiller au vrai bonheur de l'humanité.
Juillet 1918
[1] Chen Duxiu (1880-1942), à l'époque professeur à l'Université de Beijing et rédacteur en chef de La Jeunesse , une revue à la pointe du mouvement pour une nouvelle culture. Il condamna les idées de Kang Youwei dans sa revue, en 1918.
[2] Trois professeurs d'université qui, en 1918, invectivèrent dans La Jeunesse l'école spirite, ses idées superstitieuses et son prêche pour un retour au passé.
[3] Des confucianistes, qui avaient adopté la doctrine métaphysique du yin et du yang , soutenaient que tout provient de l'interaction de ces deux principes. Le yang domine, le yin est dominé. D'où conviction de la supériorité de l'homme et de l'infériorité de la femme.
[4] Dynastie qui régna du XI e au V e siècle av. J.-C.