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Connaître est un crime

J'étais un garçon fort tranquille, je menais une vie stable, m'occupant de travaux quelconques pour des cabarets sans importance, jusqu'au jour où j'eus le malheur d'apprendre à lire et à écrire ; sous l'influence du mouvement pour une culture nouvelle, j'avais décidé de me mettre en quête du savoir.

Je vivais à la campagne et je trouvais injuste le sort des porcs et des moutons. « Ces animaux ont la vie dure, me disais-je, mais s'ils étaient comme les bœufs et les chevaux, ils pourraient être utiles à autre chose, et vendre leur chair ne serait plus leur seule spécialisation. » Mais porcs et moutons paraissaient tellement stupides et agissaient avec une telle étourderie qu'ils semblaient incapables de rien d'autre que de continuer. C'était la preuve même de l'importance du savoir !

J'allai à Beijing où je trouvai un maître, ma quête du savoir commençait. La terre est ronde. Les corps simples sont au nombre de plus de soixante-dix. X + Y = Z. Tout cela était neuf pour moi et nonobstant les difficultés, je sentis qu'il est des choses qu'il nous faut connaître.

Mais ma conviction fut ébranlée un jour par ce que je lus dans le journal. Un philosophe nihiliste y affirmait que le savoir est un crime, du vol... Un philosophe nihiliste d'une telle autorité, et qui disait que le savoir est un crime ! Si je savais peu de choses, c'était néanmoins du savoir, et c'est à moi qu'on s'en prenait. J'allai consulter mon maître.

– Bah ! fit-il. C'est absurde ! Tu me racontes cela parce que tu es fainéant. Dehors !

« Le maître veut conserver ses honoraires, pensai-je. Ne rien connaître serait tout de même plus sûr. Il est regrettable que des choses se soient enfoncées dans ma tête, que je ne puisse m'en débarrasser d'un coup. Je ferais bien d'oublier. »

Mais il était trop tard. Je mourus cette nuit-là.

Je reposais sur le lit, à l'hôtel, deux démons firent irruption au milieu de la nuit. C'était La-vie-est-passagère et l'autre, La-mort-est-prédéterminée. Je n'étais pas très étonné, ils ressemblaient exactement aux dieux tutélaires en argile qu'il y a dans les temples. Mais les deux monstres qui se tenaient derrière eux me coupèrent le souffle, car il ne s'agissait pas des démons habituels à tête de bœuf et visage de cheval, ils avaient des gueules de mouton et de porc. Puis, je compris que la place du bœuf et du cheval, coupables d'avoir trop d'intelligence, avait été prise par ces messieurs. La preuve était faite que le savoir est un crime... Je ne m'étais pas encore ressaisi que la tête de porc me poussait avec son groin et que je tombais tout droit en enfer, sans attendre que chariots et chevaux en papier eussent été brûlés.

La plupart des anciens qui ont visité les régions d'En-bas m'avaient dit que des sentences parallèles et une inscription horizontale encadraient la porte, mais j'eus beau regarder avec insistance, je ne les vis pas. Tout ce que j'aperçus, ce fut le roi des enfers installé au milieu de sa cour. Chose étrange, il s'agissait du riche M. Zhu de la maison d'à côté. Je suppose, puisqu'il n'est pas possible d'emporter son argent en enfer, qu'il était devenu, aussitôt mort, un esprit honnête. Je ne parvenais cependant pas à comprendre comment il était redevenu un grand dignitaire. Il portait une robe-dragon fort simple, de tissu chinois, mais sa face princière était bien plus grasse que de son vivant.

– As-tu du savoir ? demanda-t-il, le visage inexpressif.

– Non... Je me souvenais des paroles du philosophe nihiliste.

– Si tu dis non, c'est que c'est oui. Emmenez-le !

Je pensais que la logique des enfers est chose étrange, lorsque la tête de mouton me frappa avec une de ses cornes et .je franchis la porte en titubant.

Je tombai dans une ville entourée de murailles, pleine de maisons aux briques grises et aux portes vertes ; au-dessus de la plupart des portes se trouvaient deux animaux en ciment qu'on pouvait prendre pour des lions et une plaque était apposée sur chaque porte. Dans le monde des hommes, cinq ou six plaques ornent habituellement les portes des bureaux, mais il n'y en avait qu'une seule ici, ce qui signifiait que la place ne manquait pas. L'instant d'après, un démon à tête de porc, armé d'une fourche en acier, me fit franchir avec son groin une porte ornée d'une plaque qui disait : « Petit enfer glissant aux fèves à l'huile ».

J'y trouvai, à l'intérieur, une plaine immense toute couverte de fèves blanches baignant dans de l'huile de tong , où des gens à l'infini tombaient et essayaient encore et toujours de se mettre debout. Je tombai douze fois d'affilée et me fis plusieurs bosses à la tête. Des gens s'étaient tout bonnement assis ou couchés près de la porte et ne voulaient plus se lever. Ils étaient imbibés d'huile, mais n'avaient pas la moindre bosse à la tête. Malheureusement, ils se contentèrent de me regarder en silence quand je les questionnai. Je n'aurais pu affirmer qu'ils n'avaient pas entendu ou qu'ils ne comprenaient pas, qu'ils ne tenaient pas à parler ou qu'ils n'avaient rien à dire.

J'avançai en titubant pour aller questionner ceux qui dérivaient de toutes parts.

– C'est une punition réservée au savoir, me confia l'un d'eux. Le savoir est un péché, du vol... Nous nous en tirons même à bon compte. Pourquoi n'étiez-vous pas plus étourdi dans le monde des hommes ? Il s'exprimait par à-coups, entre deux inspirations.

– Je pourrais devenir plus étourdi maintenant.

– Il est trop tard.

– J'ai entendu raconter que les Occidentaux ont des drogues qui abrutissent les gens. Si je m'en faisais faire une injection ?

– Cela ne marcherait pas. Je titube ici parce que je connais un peu la médecine. J'ai aussi perdu les seringues.

– Eh bien... il y a des gens qui injectent de la morphine aux gens, habituellement des gens sans éducation, me semble-t-il... Je pars à leur recherche.

Nous étions tombés des centaines de fois. Je ne faisais pas attention, par dépit, et soudain, je donnai de la tête sur un bout de terrain où la couche de fèves était plutôt mince. Le sol était dur et je m'étalai lourdement, tout hébété...

Aya, liberté! Je me retrouvai brusquement dans une plaine, avec la ville derrière moi et mon hôtel juste devant. J'avançai stupidement, me disant : Ma femme et mon fils seront partis pour la capitale, où ils pleureront à côté de mon cadavre. Je me ruai vers mon corps, puis je pris la position assise. Terrorisés, ils s'enfuirent. Ils comprirent dès que j'eus tout expliqué et s'esclaffèrent : « Aya ! Tu es revenu à la vie ! Ciel miséricordieux ! »

J'y réfléchissais encore bêtement quand je m'éveillai...

Ni ma femme ni mon fils n'étaient à mes côtés, il n'y avait que la lampe sur la table et je réalisai que je m'étais endormi à l'hôtel. L'étudiant de la porte d'à côté revenait du théâtre et fredonnait : « O ex-souverain, ah, ah, ah ! » – il devait être fort tard.

Je pensai que ce retour à la vie était trop calme, qu'il ne répondait en rien à l'idée que je me faisais de la résurrection. Ou n'avais-je vraiment jamais été mort ?

M. Zhu n'avait jamais été le roi des enfers si je n'avais pas été mort.

Résoudre le problème en usant de son savoir pouvait aussi être tenu pour un crime. Mieux valait le faire par les sentiments.

23 octobre 1921 nEmI0usx32LOkWtBLlbdzrUH7lV8smDpMtP3j+x8RkSc6XgaNwXeGdgOaYy9ovX6

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