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Ce qui est exigé des pères aujourd'hui

Mon propos, en écrivant cet article, est de voir comment réformer la famille. L'autorité familiale, l'autorité paternelle en particulier, pèse lourdement en Chine et je tiens à exposer mon idée sur la sacro-sainte question pères et fils. Bref, la révolution monte à l'assaut du vieil homme qui est en chacun de nous. Mais pourquoi ces grands airs et ce titre prétentieux ? Deux raisons à cela.

Premièrement, il y a deux choses en Chine auxquelles les « disciples des sages » ne tolèrent pas que l'on touche. N'envisageons pas la première, elle ne nous concerne pas. La seconde est appelée « relations humaines » et quelques remarques inconsidérées faites à leur sujet nous ont valu des ennuis, des insultes du genre « dépravateurs » et « bêtes humaines ». L'autorité paternelle est absolue : ce que dit le vieux est juste, le fils a tort avant même d'avoir ouvert la bouche. Mais, grand-père, père, fils et petit-fils ne sont que des maillons de l'existence humaine et n'ont rien d'établi, d'immuable. Le fils d'aujourd'hui est le père de demain, le grand-père d'aprèsdemain. Je sais que mes contemporains et mes lecteurs sont de futurs pères, à moins qu'ils ne le soient déjà, et que chacun a une chance d'être un jour un ancêtre – c'est une question de temps. Nous ne ferons donc pas de manières, afin d'éviter les ennuis, nous adopterons, autant que possible, une position prédominante et assumerons toute l'autorité voulue du patriarche pour parler de nous-mêmes et de nos enfants. Notre comportement futur, en tant que père, en sera facilité et cette façon de faire ne manquant pas de précédents en Chine, les « disciples des sages » n'en seront pas épouvantés lorsqu'ils en entendront parler. C'est somme toute faire coup double. Telle est la raison pour laquelle je parle de « ce qui est exigé des pères aujourd'hui ».

Deuxièmement, j'ai fait allusion à plusieurs reprises à la question de la famille dans « Au fil des idées » (numéros 25, 40 et 49), dans La Jeunesse , m'y attachant à l'idée première que l'émancipation des hommes qui viendront après nous doit commencer avec nous. L'émancipation de nos enfants est d'une évidence telle, qu'il ne devrait pas en être discuté, mais en Chine, la vieille génération est à ce point empoisonnée par les coutumes et les idées anciennes, qu'elle est incapable de raisonner. Ainsi, du corbeau qui coasse le matin, les jeunes ne pensent rien, alors que les personnes âgées et superstitieuses en seront bouleversées, des heures durant. C'est fort attendrissant, mais elles sont irrécupérables. Il ne reste donc, à ceux qui ont conscience de leur époque, qu'à commencer, qu'à émanciper leurs propres enfants. L'homme, aussi écrasé qu'il soit sous le poids de la tradition, peut d'un coup d'épaule faire sauter la porte des ténèbres, pour que ses enfants accèdent aux espaces lumineux et infinis, qu'ils y mènent une vie heureuse, d'êtres doués de raison.

J'ai affirmé un jour que je ne suis pas un penseur original et cela m'a valu d'être insulté par un quotidien de Shanghai. Mais, avant de porter un jugement, notre génération doit nécessairement donner une juste impression de nous-mêmes et ne pas nous faire passer pour autre chose que ce que nous sommes, car c'est ainsi seulement que nous ferons quelque chose digne de nous-mêmes et des autres, qui vaudra la peine d'être dit. Je sais que je ne suis pas un penseur original, ni un détenteur de la vérité. Ce que je dis et ce que j'écris me vient des faits que je vois ou dont j'entends parler dans la vie de tous les jours et qui me frappent par leur évidence même. Quant à la vérité absolue, mes moyens ne me permettent pas d'y accéder. Ni ne pourrais-je dire d'où viendront les mutations idéologiques des années à venir, quoique je sois sûr que progrès et transformations il y aura, comparé à aujourd'hui. Telle est la raison pour laquelle je parle de « ce qui est exigé des pères aujourd'hui ».

Quelque chose d'excessivement simple me frappe à l'heure actuelle par son évidence même. C'est, à en juger par le monde animal, premièrement : que la vie doit être préservée ; deuxièmement, qu'elle doit être perpétuée ; troisièmement, qu'elle doit être améliorée (autrement dit, qu'elle doit évoluer). Il en est ainsi pour tous les êtres vivants et il doit en être ainsi pour les pères de famille.

Nous ne nous occupons pas ici de la valeur de la vie, ni des diverses échelles de valeur. Le seul bon sens permet de comprendre que la vie est ce qui importe le plus aux êtres vivants. Car ils sont ce qu'ils sont par le fait même qu'ils possèdent la vie, et seraient-ils autres, qu'ils ne seraient plus vivants. Et pour conserver la vie, ils disposent de divers instincts, le plus manifeste étant le désir de s'alimenter, qui leur fait absorber de la nourriture ? pour maintenir leur chaleur et la vie. Mais chaque être vivant vieillit inévitablement et meurt, et intervient un autre instinct afin de perpétuer la vie : le désir sexuel. D'où rapports sexuels, enfantement de descendants et continuation de la vie. Ainsi, le désir de s'alimenter touche à la conservation, de l'individu, à la conservation de la vie existante, et le désir sexuel concerne la postérité et la perpétuation de la vie. Ni le boire ni le manger ne sont des fautes et ils ne sont pas impurs, et les rapports sexuels ne le sont pas non plus. Il résulte du boire et du manger qu'ils nous maintiennent en vie, nulle faveur ne nous est faite ; les rapports sexuels ont pour résultat des enfants, et de toute évidence, il ne s'agit pas d'une faveur faite aux enfants. L'un après l'autre, nous allons par le long chemin de la vie, la seule différence étant que l'un s'y trouve plus tôt que l'autre. Mais il n'y a pas eu de faveur, ni pour l'un ni pour l'autre.

Malheureusement, en Chine, le vieux mode de penser est exactement situé à l'opposé. Le mariage est « la troisième des cinq relations » et en est cependant appelé « le point de départ ». Les rapports sexuels, qui sont chose courante, sont estimés impurs. Donner la vie est également chose courante et est cependant tenu pour un exploit considérable. Généralement, les gens ont une attitude peu claire face au mariage. La famille et les amis font tant de basses plaisanteries à son sujet que l'époux et l'épouse éprouvent une espèce de honte ; aussi, même quand un enfant leur naît, se dérobent-ils et craignent-ils de l'annoncer. Et cependant, quels grands airs ne prend-on pas face à l'enfant ! C'est se conduire comme des nouveaux riches, dont la fortune vient du vol. Je ne prétends pas, comme l'affirment ceux qui m'attaquent, que les rapports sexuels entre humains doivent s'opérer sans distinction, comme chez les animaux ; ou comme chez les crapules éhontées qui se vantent de leur dépravation. Je prétends que ceux qui ont pris conscience de leur époque doivent dorénavant se débarrasser de l'esprit trouble, particulier à l'Orient, et devenir un peu plus limpides et plus intelligents, comprendre que maris et femmes sont des compagnons, des collaborateurs, des créateurs de vie nouvelle. Les enfants qui viennent au monde sont des hommes à qui est confiée la vie nouvelle, qu'ils ne pourront garder à jamais par-devers eux ; ils auront à la transmettre à leurs enfants, tout comme l'ont fait leurs parents. Chacun assure le relais, l'un plus tôt, l'autre plus tard.

Pourquoi la vie doit-elle être perpétuée ? Pour qu'elle se développe et évolue. Chaque individu est mortel, alors que l'évolution est sans limite. Aussi, la vie doit-elle continuer et poursuivre son chemin. Pour cela, une poussée interne lui est nécessaire, celle qui, au bout d'un long laps de temps, permet à l'être unicellulaire de se multiplier, ou celle qui, au bout d'un long laps de temps transformera l'invertébré en vertébré. C'est pour cette raison que les formes tardives de la vie sont toujours plus significatives, plus complètes, plus précieuses ; et les formes antérieures doivent lui être sacrifiées.

Malheureusement, le vieux mode de penser chinois est exactement à l'opposé. Les jeunes devraient occuper la première place, mais ce sont les vieux qui y sont installés. L'accent devrait être mis sur l'avenir, mais c'est sur le passé qu'il est mis. La vieille génération est sacrifiée par celle plus vieille encore qu'elle, et n'ayant plus la force d'être, elle exige que se sacrifie la génération qui la suit, et elle détruit ainsi toute possibilité de développement. Je ne prétends pas, comme l'affirment ceux qui m'attaquent, que les petits-enfants doivent passer leur journée à battre leurs grands-parents, ni que les filles doivent constamment insulter leurs mères. Je prétends que ceux qui ont pris conscience doivent se débarrasser totalement des idées fausses, traditionnelles en Orient, faire preuve d'un plus haut sens des responsabilités envers leurs enfants et réduire au maximum toute prétention aux privilèges, afin d'établir une morale nouvelle, qui accordera la première place aux jeunes. Et les jeunes ne conserveront pas éternellement les droits obtenus ; ils accompliront leur devoir envers leurs propres enfants. Chacun assure le relais, l'un plus tôt, l'autre plus tard.

Il est exact qu'« il n'existe pas d'obligations entre le père et le fils », même si cette affirmation plonge les « disciples des sages » dans une violente colère noire. Leur erreur gît dans leur individualisme, qui ramène tout aux anciens. Ils ont un sens de leurs droits, qui est fort prononcé mais fort lâche quant à leurs devoirs et leurs responsabilités. La relation père et fils se ramène pour eux à : « C'est mon père qui m'a engendré. » D'où les jeunes qui doivent appartenir aux vieux, entièrement. Et plus décadente encore est leur exigence d'une récompense, qui en découle, et leur prétention de voir les jeunes complètement sacrifiés aux vieux. Ignorants des lois de la nature, nous allons à l'encontre de leurs exigences. Nous bafouons le Ciel depuis les temps les plus reculés et c'est pour cela que les hommes ont vu s'amenuiser leur puissance et que s'est arrêté le progrès de la société. Nous ne pouvons dire que cet arrêt signifie la fin, mais nous sommes toutefois plus près de la stagnation et de l'anéantissement que du progrès.

La nature est loin d'être parfaite et sa manière d'associer vieux et jeunes n'est pas une faute. Elle n'use pas de « privilèges », mais dote les animaux d'un instinct que nous appelons « amour ». Exception faite de ceux qui, comme les poissons, engendrent une trop nombreuse descendance pour arriver à l'aimer toute, tous les êtres vivants témoignent toujours de beaucoup d'affection pour leurs petits. Ils ne sont pas seulement désintéressés ; ils sont capables de se sacrifier pour que la vie de demain se poursuive sur le long chemin du développement.

Le genre humain ne fait pas exception. Dans les familles européennes et américaines, les jeunes et les faibles occupent les premières places, conformément aux lois de la biologie. Même en Chine, tous ceux dont le cœur est pur et n'a pas été contaminé par les « disciples des sages » font tout naturellement preuve de cet instinct. Ainsi ne viendra-t-il jamais à l'idée d'une femme de la campagne qu'elle fait une faveur à l'enfant qu'elle allaite ; aucun paysan qui prend femme n'estimera qu'il a fait une affaire. Et quand naissent les enfants, les parents les aiment d'instinct et veulent qu'ils vivent. Ils veulent aussi que leurs enfants les surpassent, et c'est cela, l'évolution. Cet amour, d'où est bannie toute idée de marchandage et de profit, est le lien qui unit les hommes, qui attache l'homme à l'homme. Accepter la manière d'être ancienne, qui écarte l'amour, qui parle uniquement de « faveurs » et attend quelque chose en retour, équivaudrait à rejeter la véritable affection parentale et à semer la haine, en plus de la destruction de la véritable relation père et fils. Quelqu'un a écrit jadis un poème intitulé : « Pour stimuler la piété filiale », qui disait à peu près ceci :

Ta mère broie des amandes à la maison,

Pendant que tu vas à l'école ;

Elle te prépare une crème légère,

Comment ne pas témoigner de piété filiale !

L'auteur se prenait pour « un ardent défenseur de la morale ».

Mais la crème d'amandes douces des riches et le lait de soja des pauvres ont même valeur pour ce qui est de l'amour et pour autant que les parents n'en attendent pas de récompense. Sinon, il s'agit de commerce et la crème d'amandes douces pourrait être comparée à du lait de femme qui serait donné aux porcs que l'on engraisse. Cela n'est d'aucune valeur sur le plan moral.

Aussi, la seule chose à l'heure actuelle qui me frappe par son évidence, c'est « l'amour ».

Les hommes de partout et de toutes les conditions conviennent que l'amour de soi est chose indispensable. Il est l'élément primordial de l'instinct de conservation et de la reproduction. Et c'est parce que l'avenir est déterminé par le présent, que les fautes des parents peuvent mener les fils à la mort et compromettre la vie. Dans Les Revenants d'Ibsen, il y a l'horreur des maladies congénitales, quoique l'accent soit mis sur les relations entre l'homme et la femme. Oswald est un artiste qui veut vivre, mais il souffre d'une maladie due à la vie dissolue de son père, et sa santé périclite. Fort attaché à sa mère, il ne peut supporter les soucis que lui occasionnent les soins qu'il nécessite, et il cache de la morphine, qu'il demandera à Régine, la servante, de lui donner lorsque son état se sera aggravé, pour qu'il s'empoisonne. Régine a quitté la maison et il lui faut compter sur sa mère.

Oswald : Oui, mère, c'est à toi maintenant de me secourir.

Mme Alving (poussant un cri) : A moi ?

Oswald : Et à qui donc, si ce n'est à toi !

Mme Alving : A moi, ta mère !

Oswald : Précisément.

Mme Alving : A moi qui t'ai donné la vie !

Oswald : Je ne te l'ai pas demandée. Et quelle sorte de vie m'as-tu donnée ? Je n'en veux pas ! Reprends-la !

Ce passage devrait servir d'avertissement à ceux d'entre nous qui sont pères et susciter notre admiration même si cela nous fait frissonner. Nous ne devons pas non plus nous donner bonne conscience et déclarer qu'il n'est que juste que nos fils souffrent. De tels cas sont fréquents aussi en Chine. Ceux qui travaillent dans les hôpitaux ont constamment sous les yeux le navrant spectacle d'enfants qui ont été amenés par des parents à l'air avantageux et qui sont atteints de syphilis congénitale. Mais celle-ci n'est pas la seule à être effroyable. D'autres maladies, mentales et physiques, sont transmissibles et, avec le temps, la société tout entière en souffrira. Inutile de pérorer sur l'humanité ; nous affirmons, uniquement à partir du point de vue des enfants, que la paternité doit être déniée à ceux qui sont dépourvus d'amour-propre. Insisteraient-ils pour devenir père, qu'ils seraient comme les brigands de jadis qui se voulaient rois : ils n'ont aucun droit à une succession authentique. Ceux de leurs descendants qui seront parvenus à survivre auront sans aucun doute affaire aux eugénistes, quand la science sera plus avancée, que la société sera devenue meilleure.

Si les parents d'aujourd'hui ne transmettent aucune déficience mentale ou physique à leurs enfants et si aucun incident ne se produit, les garçons et les filles disposeront tout naturellement d'une bonne santé et la perpétuation pourra être considérée comme étant accomplie. Mais la responsabilité des parents ne s'arrête pas là, car il ne suffit pas que la vie continue, il est indispensable qu'elle ne stagne pas : il lui faut apprendre à se développer. Les animaux supérieurs, outre qu'ils nourrissent et protègent leurs jeunes, leur inculquent aussi l'habileté nécessaire pour se maintenir en vie. Les oiseaux apprennent à voler à leurs oisillons, les bêtes de proie apprennent à attaquer à leurs petits. Les êtres humains, qui se trouvent à un stade supérieur, sont dotés instinctivement du désir de voir progresser leur progéniture ; et c'est cela aussi, l'amour. Nous avons parlé du présent, mais cet amour-ci concerne l'avenir. L'homme à l'esprit ouvert est heureux de voir ses enfants devenir plus forts, plus sains, plus intelligents et meilleurs que lui. Il tient à ce qu'ils le dépassent, à ce qu'ils l'emportent sur le passé. Mais une transformation est nécessaire pour que change le cours des choses : les descendants doivent modifier ce qui était la manière d'être des ancêtres. Le précepte « le fils aimant ne change rien à la manière d'être du père pendant les trois années du deuil » [1] est l'absurdité même, il est à la racine de notre stagnation. Les êtres unicellulaires des temps oubliés n'auraient jamais eu l'audace de se diviser et de se multiplier s'ils avaient respecté cette règle, et il n'y aurait pas de genre humain.

De tels préceptes ont empoisonné nombre d'esprits, ils ne pouvaient, par bonheur, détruire complètement les instincts de l'homme. Ceux-ci se manifestent quelquefois encore chez ceux qui, n'ayant pas lu les œuvres des sages, échappent aux règles de la morale confucéenne ; et c'est pour cela que les Chinois, quoique descendant déjà la pente, n'ont pas encore péri.

Ceux qui ont pris conscience devraient, dès maintenant, élargir et approfondir cet amour véritable et se sacrifier, sans arrière-pensée, pour ceux qui viendront après eux. La première qualité exigée est donc la compréhension. L'erreur des débuts, en Occident, a été de considérer les enfants comme des adultes en puissance. En Chine, l'erreur a été de les considérer comme de petits adultes. C'est grâce uniquement aux nombreuses études de ces dernières années que nous sommes parvenus à saisir que le monde des enfants est totalement différent du monde des adultes, et loin de les comprendre, nous les rudoyons, nous entravons gravement leur développement. Les enfants devraient donc toujours venir en premier lieu. Cela a été compris, dans son ensemble, au Japon, ces derniers temps ; beaucoup a été fait pour eux et il en est sorti une étude approfondie.

La deuxième condition, c'est l'orientation. Les situations changent, puisque, aussi bien, la vie change. Les hommes qui viendront, différeront forcément de ceux qui les ont précédés et il serait déraisonnable de les obliger à passer tous par un même moule. Les anciens doivent guider et conseiller, et non pas commander. Au lieu d'attendre des jeunes qu'ils veillent sur eux, ils devraient leur consacrer leur énergie, pour qu'ils deviennent robustes en grandissant et puissent résister aux épreuves, pour qu'ils aient des principes nobles et élevés, l'esprit libre, ouvert aux idées nouvelles, pour qu'ils aient la force de plonger dans les courants inconnus et de ne pas s'y noyer.

La troisième condition, c'est l'émancipation. Les enfants sont partie de nous-mêmes et en même temps déjà détachés de nous, ils appartiennent à l'humanité. En tant que partie de nous-mêmes, il est de notre devoir de les éduquer et de leur donner la capacité de se tenir debout, tout seuls. Et parce qu'ils sont détachés de nous, ils doivent en même temps être libres, pour qu'ils n'appartiennent qu'à eux-mêmes, qu'ils deviennent des êtres indépendants.

Les parents ont donc pour devoir, envers leurs enfants, de leur donner la santé, de les éduquer le mieux possible et de les émanciper totalement.

Mais certains craignent que les parents ne se retrouvent plus tard dans le dénuement, que leur sort ne soit triste. Cette peur de la solitude et de l'ennui, qui nous vient aussi des fausses idées du passé, disparaîtra si nous saisissons les lois de la biologie. Les parents qui entendent émanciper leurs enfants doivent acquérir certaines capacités. Car alors, même si vous demeurez sous l'emprise du passé, la faculté de penser et d'agir seul vous reste et vos centres d'intérêt seront nombreux, vos joies culturelles intenses. Tenez-vous à être heureux ? Votre existence le sera si vous le voulez. Tenez-vous à rajeunir ? Vos enfants seront votre seconde jeunesse, mais en toute indépendance et en mieux. Ce n'est qu'ainsi que vous accomplirez votre devoir d'aîné et que vous tirerez pleinement satisfaction de la vie. Mais si vos pensées et vos actes sont modelés sur le passé et si, l'habitude aidant, vous ne pouvez que geindre à tout moment et vous vanter de votre grand âge, alors vous n'échapperez pas à la tristesse que sont la solitude et l'ennui.

D'autres craignent que l'émancipation ne dresse une barrière entre père et fils. La famille en Europe et en Amérique est loin d'être aussi autocratique que la chinoise, tout le monde le sait. Mais si les Occidentaux ont été comparés jadis à des bêtes sauvages, aujourd'hui, même les confucéens, qui sont « les chantres de la morale », prennent leur défense, affirmant qu'« il y a ni fils indignes ni frères cadets rebelles »en Occident. De toute évidence, ils s'aiment les uns les autres parce qu'ils sont émancipés. Les vieux là-bas n'opprimant pas les jeunes, il y a ni fils indignes ni frères cadets dressés contre l'oppression. Et quoi qu'il en soit, ni la force ni la corruption ne permettent de « conserver le pouvoir dix mille années durant ». Mais revenons-en à la Chine. Sous les dynasties des Han et des Tang, et à la fin des Qing, nous disposions de systèmes qui permettaient aux fils aimants de devenir des fonctionnaires. Il y avait donc encouragement impérial, en plus des exhortations parentales, mais même ainsi, les fils qui offrent un morceau de leur chair étaient plutôt rares. Preuve que depuis les temps reculés et jusqu'à nos jours, les vieilles idées et les vieilles méthodes ont réalisé fort peu de chose, qu'elles ont rendu les méchants plus hypocrites, tout en multipliant les souffrances inutiles des justes.

L'amour, et lui seul, est vérité. Lu Cui rapporte que Kong Rong dit un jour :

Quel est le rapport du père au fils ? Il l'a engendré par plaisir. Quant au rapport mère et fils, il peut être comparé à celui d'un objet installé dans une jarre et qui s'en différencie aussitôt retiré.

(A la fin de la période des Han, mais elles ne se prenaient pas au sérieux comme aujourd'hui, de nombreuses personnalités de premier plan s'affirmèrent dans la famille Kong. Peutêtre Kong Rong l'a-t-il déclaré, mais l'amusant, c'est que Lu Cui et Cao Cao le lui aient reproché.) Ce n'est pas sérieux, bien qu'il s'agisse d'une attaque contre les vieilles idées. En fait, les parents qui donnent le jour à un enfant l'aiment d'instinct, d'un amour profond et durable, qui ne s'éteint pas vite. La fraternité ne règne pas encore sur le monde, l'amour a donc diverses intensités et le profond amour d'un enfant pour ses parents ne peut être aisément détruit. Nulle crainte donc que nous nous en laissions détourner. Seuls des êtres anormaux peuvent demeurer insensibles à l'amour. Mais s'il n'a pas de prise sur eux, les propos sur « l'affection, les devoirs et les principes immuables » en auront moins encore.

D'autres aussi peuvent craindre que l'émancipation ne signifie le malheur pour la vieille génération. Il y a deux manières d'envisager cette question. Tout d'abord, en Chine, et quoique nous prétendons avoir des principes moraux élevés, nous manquons par trop d'amour réciproque et d'aide mutuelle. Même des concepts aussi moraux que « piété filiale »et « chasteté » ne sont que des moyens pour nous imposer aux jeunes et aux faibles, face à ceux qui n'ont aucune responsabilité à prendre. Les vieilles personnes ne sont pas les seules à trouver que vivre dans pareille société est pénible – les jeunes émancipés aussi se maintiennent difficilement en vie. En second lieu, la plupart des Chinois, hommes et femmes, se flétrissent avant l'âge. Certains apparaissent décrépits avant d'avoir vingt ans ; aussi ont-ils besoin d'aide quand la vraie vieillesse est là. C'est pour cette raison que j'affirme que les parents qui comptent émanciper leurs enfants doivent s'y préparer ; mais l'important est de réformer la société, afin que nous puissions mener une vie raisonnable. Nous pouvons y parvenir avec le temps, lorsqu'il y aura suffisamment de gens pour préparer le terrain et passer aux réformes. Il suffit de regarder les autres pays : Herbert Spencer ne s'est jamais marié, mais je n'ai jamais entendu dire qu'il se soit senti frustré ou se soit ennuyé. James Watt a perdu fort tôt ses enfants et il est cependant « mort paisiblement dans son lit ». L'avenir nous sera plus favorable et le sera davantage à ceux qui ont des enfants.

Il y en a qui craignent que l'émancipation ne signifie le malheur pour les enfants. Il y a également deux manières d'aborder ce problème. Ce que nous avons dit est toujours d'application, la seule différence étant que, d'un côté, nous avons peur que les vieux ne soient plus capables de s'occuper d'eux-mêmes, de l'autre, que les enfants ne sachent se tirer d'affaires. Cela étant, ceux qui ont pris conscience ressentiront d'autant plus qu'il est de leur devoir de réformer la société. La Chine a reçu de multiples traditions néfastes en héritage. L'une d'elles veut que l'enfant soit enfermé, persuadé que l'on est de pouvoir l'isoler de la société, de le soustraire à son influence. Une autre tradition veut que les mauvaises manières lui soient inculquées, persuadé que l'on est qu'ainsi, il lui sera possible de vivre dans cette société. Les parents qui recourent à ces méthodes s'imaginent bien faire, ils veulent aussi que la vie continue, mais ils se trompent. Une autre façon de procéder consiste à apprendre à l'enfant certains artifices pour lui permettre de s'entendre avec les gens. Cela rappelle les pragmatistes d'il y a quelques années, qui voulaient, de la fausse monnaie étant apparue sur le marché, que les universités enseignent comment distinguer la vraie de la fausse. Il nous faut évidemment nous conformer çà et là aux coutumes, mais ne pas en faire une règle. Car nous ne pouvons nous plier à toutes les manières d'être de la société tant qu'elle sera corrompue et qu'abondera le vice. Le ferions-nous, que nous mènerions une existence déraisonnable et que nous irions à contre-sens du progrès. Donc, la réforme de la société est ce qui importe.

A vrai dire, les vieux rapports familiaux, tels ceux entre pères et fils, qui ont été idéalisés en Chine, sont rompus depuis bien longtemps. Cela ne date pas d'aujourd'hui, cela vaut depuis quelque temps. Le fait que, des siècles durant, l'éloge a été fait de « cinq générations sous un même toit »démontre qu'en pratique il n'est pas facile de vivre ensemble, de même que prêcher avec tant d'ardeur la piété filiale démontre que les fils aimants sont rares dans la vie de tous les jours. Et cela, tout simplement parce que les hommes s'obstinaient dans une fausse morale, qu'ils ignoraient les véritables sentiments humains. Si nous examinons la généalogie des grandes familles, nous nous apercevons, dans la plupart des cas, que les pères fondateurs sont apparus seuls en un endroit donné, qu'ils s'y sont installés et qu'ils ont prospéré. Les généalogies sont publiées après l'arrivée des parents venus s'installer pour vivre en communauté et alors que la famille est déjà sur le déclin. En outre, plus tard, quand les superstitions auront disparu, plus personne n'arrosera les bambous avec ses larmes ni ne se couchera sur la glace ; quand la médecine aura été généralisée, il ne sera plus nécessaire de goûter les selles [2] ni de tailler dans sa chair. Les mariages s'effectueront plus tard, pour des raisons économiques, et par conséquent les enfants arriveront plus tard. Quand ils pourront se tirer d'affaires, les parents seront vieux et ne vivront plus jusqu'à devenir des fardeaux. Ils auront accompli leur devoir. C'est le monde en mouvement qui nous pousse et c'est seulement ainsi que nous pourrons survivre, sinon nous courrons à la ruine. Le danger serait écarté si ceux qui ont pris conscience de leur époque se faisaient plus nombreux et rassemblaient leurs forces.

Mais si, comme on l'a vu plus haut, et contrairement au verbiage creux des « disciples des sages », la famille chinoise est depuis bien longtemps brisée, comment se fait-il que, même actuellement, nous ne fassions aucun progrès ? La réponse est simple. Tout d'abord, et alors que croule ce qui doit crouler, les trublions sèment le trouble et les législateurs légifèrent. Ils ne se tiennent nullement sur leurs gardes, ils ne désirent pas réformer, et tout continue comme avant. En second lieu, les familles ont toujours été en proie aux querelles, mais après avoir étudié les vocables nouveaux, elles se sont mises à parler de « révolution » ; et cependant les injures continuent et on en vient toujours aux mains pour des histoires d'argent, de filles ou de jeu – ce qui est tout autre chose que les réformes de ceux qui ont pris conscience. Les jeunes querelleurs qui se qualifient de « révolutionnaires », appartiennent à la vieille école. Quand ils auront à leur tour des enfants, ils ne songeront pas à les émanciper. Ils les négligeront ou se mettront en quête d'un exemplaire du Xiao Jing ( Classique de la Piété filiale ) et leur ordonneront de l'étudier, pour qu'ils puissent « connaître les vieux sages » et se sacrifient. La morale ancienne, les vieilles coutumes et les méthodes anciennes sont responsables : les lois de la biologie ne sont certainement pas à blâmer.

Il découle donc de ce que nous avons dit sur les êtres vivants, qui doivent se propager pour pouvoir évoluer, que le précepte « Des trois actes indignes d'un fils, le pire est de n'avoir pas de fils » est parfaitement raisonnable. Mais dans ces conditions, est-il juste d'avoir « trois femmes et quatre concubines » ? A cela aussi, il est facile de répondre. S'il est malheureux de n'avoir pas de fils et de ne pas perpétuer la vie, il est bien plus « contraire à la piété filiale » de recourir à des méthodes répréhensibles pour y parvenir, en nuisant aux autres, que de rester sans enfant. La monogamie est ce qu'il y a de plus juste dans la société d'aujourd'hui, la polygamie menant à la décadence. Et la décadence aboutit à la régression, c'est-à-dire exactement à l'inverse de la prolongation de la vie. Ne pas avoir de fils n'est que la fin de nous-mêmes, tandis qu'avoir des fils par des moyens qui provoquent la régression, c'est détruire les autres. L'homme doit être prêt à se sacrifier. Les êtres humains ont, depuis leur apparition, toujours eu des liens entre eux et chaque individu est marqué par une certaine consanguinité ; partant, il ne mourra jamais entièrement. Les lois de la biologie ne témoignent donc en rien en faveur de la polygamie.

Bref, les parents qui ont pris conscience doivent avoir un grand sens des responsabilités et être prêts à se sacrifier. Ce n'est pas facile, et plus particulièrement en Chine. Ceux qui ont pris conscience doivent, pour que les vieux soient traités avec bonté et que les jeunes soient émancipés, clôturer les vieux comptes et en même temps ouvrir une voie nouvelle. Et comme nous l'avons dit au début : « L'homme, aussi écrasé qu'il soit sous le poids de la tradition, peut d'un coup d'épaule faire sauter la porte des ténèbres, pour que ses enfants accèdent aux espaces lumineux et infinis, qu'ils y mènent une vie heureuse, d'êtres doués de raison. » C'est une tâche éminente, fondamentale, une tâche extrêmement ardue et difficile.

Il y a des personnes âgées qui ne veulent pas émanciper leurs enfants et qui interdisent à ceux-ci d'émanciper les leurs. Ils obligent leurs descendants à se sacrifier pour rien. C'est encore un problème, mais je veux li paix et je ne tiens pas à en parler ici.

Octobre 1919


[1] Entretiens de Confucius ( Lun Yu ).

[2] Allusion à trois récits des Vingt-quatre actes de la piété filiale ( Er Shi Si Xiao ). Meng Zong, qui ne parvenait pas à trouver en hiver de pousses de bambou, dont sa mère avait envie, pleura dans un bosquet jusqu'à ce que des bambous sortent du sol. Quand la belle-mère de Wang Xiang demanda du poisson frais au cœur de l'hiver, celui-ci se coucha sur la glace jusqu'à ce qu'elle fonde et il attrapa un poisson. Yu Qianlou apprit par le médecin qu'il pourrait déterminer la maladie de son père en goûtant à ses selles, et c'est ce qu'il fit. O8/ljMI81WMHoY6ufBpwAltST0GZBfrrx6OEgEN115NBnY9b5EuKeTHKUJh2KjoZ

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