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Chapitre1 Fondements philosophiques:confucianisme,bouddhisme,taoïsme




1.1 La doctrine confucéenne

1.1.1 Confucius en Chine

Plus qu’un homme ou un penseur,et même plus qu’une école de pensée,Confucius représente un véritable phénomène culturel qui se confond aves le destin de toute la civilisation chinoise. Ce phénomène,apparu au Ve siècle avant notre ère,s’est maintenu pendant deux mille cinq cents ans et perdure encore aujourd’hui,après avoir subi maintes transformations et survécu à bien des vicissitudes.

Comme pour Platon confronté à la désintégration de l’ancienne institution qu’était la cité grecque,c’est le délitement d’un ordre politique et d’une certaine conception du monde qui explique en grande partie la pensée de Confucius:

Si Confucius est l’un des rares noms qui surnagent dans la culture générale concernant la Chine et s’il est devenu une figure de la culture universelle au même titre que Bouddha,Socrate,le Christ ou Marx,c’est qu’avec lui il se passe quelque chose de décisif,mais aussi dans la réflexion de l’homme sur l’homme. Confucius marque en Chine la grande percée philosophique que l’on notre parallèlement dans les trois autres grandes civilisations de l’«âge axial» qu’est le 1èr millénaire avant 1’ère chrétienne:monde grec,hébreu et indien. Comme dans le cas de Bouddha ou des penseurs présocratiques,ses illustres contemporains,on a le sentiment qu’avec Confucius les dés sont jetés:le destin de la pensée chinoise se trouve désormais tracé dans ses grandes lignes qu’il ne sera plus possible ensuite de penser autrement qu’en se situant par rapport à cette figure fondatrice.

Lorsque la Voie règne sous le Ciel,ce n’est pas aux ministres de décider de la politique et les simples sujets n’ont pas lieu de la discuter.

Mais cette notoriété de Confucius ne laisse pas d’être paradoxale:à la différence de ses contemporains indiens ou grecs,Confucius n’est ni un philosophe à l’origine d’un système de pensée,ni le fondateur d’une spiritualité ou d’une religion. À la prime abord,sa pensée apparaît plutôt terre à terre,son enseignement fait de truisme,et lui-même n’était pas loin de considérer sa propre vie comme un échec. A quoi tien donc sa stature exceptionnelle?Sans doute à ce qu’il a façonné l’homme chinois depuis plus de deux millénaires mais,plus encore,à ce qu’il a pour la première fois proposé une conception éthique de l’homme dans son intégralité et son universalité. Confucius est connu parmi ses contemporains comme celui qui s’obstine à vouloir sauver le monde.

1.1.2 Le personnage

Comme chacun sait,Confucius est la latinisation,opéré par les jésuites missionnaire en Chine à partir du XVIe siècle,de l’appellation chinoise Kongfuzi 孔夫子(Maître Kong). Les quelques renseignements biographiques que nous possédons sont fournis par des ouvrage bien postérieurs à lui. Dans un petit livre,intitulé les «Entretiens» et compilé à partir de notes de disciples et d’arrière disciples,sont rapportés au discours direct les propose du Maître. C’est le témoignage le plus vivant qui nous soit parvenu sur sa personnalité et son enseignement et une source constante d’inspiration pour la culture chinoise.

A plus de soixante ans,il revient à Lu,où il passe les dernières années de sa vie à enseigner à des disciples de plus en plus nombreux. C’est aussi à ce moment-là que,d’après la tradition,il aurait composé,ou du moins remanier,les textes qui lui sont attribués et qui revêtent de ca fait un caractère canonique. En fait,ces derniers existaient déjà à l’époque de Confucius qui s’en est servi dans son enseignement et,ce faisant,les a sans doute remaniés et réinterprétés à sa manière,dans une optique surtout éthique et éducative.

L’important est donc de «savoir comment» plutôt que de «savoir que»,la connaissance consiste davantage dans le développement d’une aptitude que dans l’acquisition d’un contenu intellectuel.

La visée pratique de l’éducation est de former un homme capable,sur le plan politique,de servir la communauté et,en même temps,sur le plan moral,de devenir un homme de bien.

1.1.3 A quinze ans,je résolus d’apprendre

La parole de Confucius est d’emblée et résolument axée sur l’homme et la notion de l’humain,enjeux central de cet avènement philosophique. Trois «pôles» se dégagent comme essentiels dans l’articulation de son enseignement:l’appendre,la qualité humaine et l’esprit rituel. Au commencement,il y a l’apprendre dont la place centrale qu’il occupe chez Confucius correspond à sa conviction intime que la nature humaine est éminemment perfectible:l’homme,tout homme se défini comme un être capable de s’améliorer,de se perfectionner à l’infini.

De quoi est-il question,au juste,dans les Entretiens?Dans ces bribes de conversations à bâtons rompus,impossible d’entrevoir de systèmes,ni même de sujets ou de thèmes traités de façon développée,et pourtant s’en dégage l’impression distincte que Confucius a voulu faire passer un message bien précis. Il y est question,au fond,de la façon dont on devient un être humain à part entière. Il y a là un livre plein de vie,voire un livre de vie,dont le Maître nous indique les grandes étapes:

«A quinze ans,je résolus d’apprendre. A trente ans,j’étais debout dans la Voie. A quarante ans,je n’éprouvais plus aucun doute. A cinquante ans,je connaissais le décret du Ciel. A soixante ans,j’avais une oreille parfaitement accordés. A soixante-dix ans,j’agissais selon les désirs de mon cœur,sans pour autant ne transgresser aucune règle».

Confucius fut avant tout un maître,et toute sa pensée tient dans son enseignement. Au commencement,il y a«l’appendre»,dont la place centrale qu’il occupe chez Confucius correspond à sa conviction intime que la nature humaine est éminemment perfectible:l’homme se définit comme un être capable de s’améliorer,de se perfectionner à l’infini. Pour la première fois dans une culture aristocratique fortement structurée en castes et en clans,l’être humain est pris dans son entier le Maître ne dit-il pas:«Mon enseignement est là pour tous,sans distinctions?» On peut dès lors parler d’un pari universel et d’un optimisme foncier sur l’homme,même si Confucius ne va pas jusqu’à affirmer explicitement,comme le fera plus tard Mencius,que la nature humaine est bonne.

Confucius ne commence pas par un quelconque endoctrinement,mais par la résolution d’apprendre prise par l’être humain qui s’engage sur le chemin de l’existence. Il ne s’agit pas tant d’une démarche intellectuelle que d’une expérience de vie. En fait,il n’y a pas de coupure entre les deux,entre la vie de l’esprit et celle du corps,entre théorie et pratique,le processus de pensée et de connaissance engageant la totalité de la personne. L’appendre est une expérience qui se pratique,qui se partage avec autrui et qui est source de joie,en elle-même,et pour elle-même. Ailleurs,Confucius dit que «les anciens apprenaient pour eux-mêmes et non pour les autres»,dans le sens qu’ils ne recherchaient ni le prestige ni même l’approbation. L’appendre trouve donc sa justification en soi,et implique l’acceptation de rester «méconnu des hommes sans en prendre ombrage». Il s’agit d’appendre,non pour les autres,mais auprès des autres.

Certes,son enseignement fait la part belle à l’étude des textes anciens,mais ce qui compte n’est pas tant une connaissance d’ordre théorique qui vaut en elle-même et pour elle-même,que sa visée concrète et pratique,l’important est donc de «savoir comment» plutôt que de «savoir que»,la connaissance consistant davantage dans le développement d’une aptitude que dans l’acquisition d’un contenu intellectuel.

La visée pratique de l’éducation est de former un homme capable,sur le plan politique,de servir la communauté et,en même temps,sur le plan morale,de devenir un «homme de bien»,les deux plans n’en faisant qu’un puisque servir son prince s’assimile à servir son père. A une époque où l’éducation constitue le privilège d’une élite,Confucius affirme qu’un tel privilège doit être apprécié à sa juste valeur et assorti d’un sens des responsabilités. Loin de vouloir bouleverser l’ordre hiérarchique par exemple en prônant l’éducation comme moyen d’ascension sociale,même si cela devait devenir un processus inévitable tout au long de la période pré impériale –Confucius le cautionne au contraire,mais en lui insufflant un sens moral:la responsabilité des membres de l’élite éduquée est précisément de gouverner les autres pour les plus grand bien. C’est ainsi que s’esquisse,d’entrée de jeu,le destin «politique»,(au sens large),de l’homme éduqué qui,au lieu de se tenir en retrait pour mieux remplir un rôle de conscience critique,se sent au contraire la responsabilité d s’engager dans le processus d’harmonisation de la communauté humaine.

1.1.4 Apprendre,c’est apprendre à être humain

«L’homme de bien connaît le juste,l’homme de peu ne connaît que le profit.»(Entretiens,IV,16)

«L’homme de bien est impartial et vise à l’universel,l’homme de peu,ignorant l’universel,s’enferme dans le sectaire.»(Entretiens,II,14)

Un terme très fréquent dans les Entretiens est celui de junzi 君子«fils de seigneur»,est donc l’homme de qualité ou l’homme de bien,par opposition l’homme petit au sens moral,ou l’homme de peu,l’homme de bien dépendant surtout de sa valeur comme être humain accompli. L’élévation n’est plus tant celle da la naissance et du rang sociale que celle de la valeur morale,le junzi est donc «l’homme de qualité» ou «l’homme de bien»,par opposition au xiaoren 小人,«l’homme petit» ou «l’homme de peu»,au sens morale.

La grande affaire de l’apprendre est donc de devenir «homme de bien». En d’autres termes,empruntés à un grand penseur confucéen du XIe siècle,«apprendre,c’est apprendre à faire de soi un être humain». On ne saurait mieux dire qu’être humain,cela s’append et cela constitue une fin en soi. C’est même la valeur suprême,il n’en est pas de plus haute. Comme tous les penseurs chinois,Confucius part d’un constat fort simple et à la portée de tous:Notre humanité n’est pas un donné,elle se construit et se tisse dans les échanges entre les êtres et la recherche d’une harmonie commune. Entre la Nature et l’Homme. Toute l’histoire humaine ainsi que notre expérience individuelle sont là pour nous confronter à l’évidence qu’humains,nous ne le sommes jamais assez et que nous n’en finirons jamais de le devenir davantage.

1.1.5 Le sens de l’humanité(ren

On peut dire que le ren,c’est la grande idée de Confucius,la cristallisation de son pari sur l’homme. Le caractère ren est composé du radical «homme»(qui se prononce également ren人)et du signe «deux»:on peu y voir l’homme qui ne devient humain que dans sa relation à autrui. Dans le champ relationnel ouvert par la graphie même de ce terme,le moi ne saurais se concevoir comme une entité isolée des autres,retirée dans son intériorité,mais bien plutôt comme un point de convergence d’échanges interpersonnels. Un grand exégète du IIe siècle apr. J.-C. définit le ren comme «le souci qu’ont les hommes les uns pour les autres du fait qu’ils vivent ensemble».

Le ren,que l’on pourra traduire,à défaut,par «qualité humaine» ou «sens de l’humain»,est ce qui constitue d’emblée l’homme comme être moral dans le réseau de ses relations avec autrui,dont la complexité pourtant harmonieuse est à l’image de l’univers lui-même. La pensée morale,dès lors,ne saurait porter sur la meilleure façon d’instaurer une relation désirable entre individus;c’est au contraire le lien moral qui est premier en ce qu’il est fondateur et constitutif de la nature de tout être humain.

Le ren semble être une valeur que Confucius place très haut,tellement haut qu’il ne la reconnaît pratiquement à personne(et surtout pas à lui-même)si ce n’est,à la rigueur,aux saints mythiques de l’antiquité. Et en même temps,il la dit toute proche:

«Le ren est il vraiment inaccessible?Désire-le avec ferveur,et le voici en toi.»(Entretiens,VII,29)

Bien que Confucius parle constamment du ren ,il se refuse à en donner une définition explicite et,il répond par touches successives et,comme tout bon maître,en fonction de l’interlocuteur qu’il a en face de lui. Au disciple Fan Chi,il répond:«Le ren,c’est aimer les autres.»(Entretiens,XII,22)On a souvent voulu voir dans cette phrase,surtout depuis le temps des missionnaires,un rapprochement possible avec l’agape des chrétiens,en oubliant que,loin de faire référence à une source divine,l’amour dont parle Confucius est tout ce qu’il y a de plus humain,enraciné qu’il est dans sa dimension affective et émotionnelle et dans une relation de réciprocité. A ses disciples qui lui demandent s’il est un mot qui puisse guider l’action toute une vie durant,le Maître répond:

«Mansuétude(shu 恕),n’est-ce pas le maître mot?Ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse,ne l’inflige pas aux autres.»(Entretiens,XV,23)

Le mot shu, dont la graphie(le cœur surmonté de lélément ru 如 établissant une équivalence entre deux termes)introduit une relation analogique entre les cœurs,se comprend comme le fait de considérer autrui tel que l’on se considère soi-même:

«Pratiquer le ren,c’est commencer par soi-même:vouloir établir les autres autant que l’on veut s’établir soi-même,et souhaiter leur accomplissement autant le sein propre. Puise en toi l’idée de ce que tu peux faire pour les autres—voilà qui te mettra dans le sens du ren!»(Entretiens,VI,28)

Cette mansuétude dictée par les sens de la réciprocité n’est rien de moins que le fil conducteur qui permet de comprendre le ren et donne son unité à la pensée du Maître:

Le Maître dit à Zengzi:«Ma voie est traversée par un fil unique qui relie le tout.» Zengzi acquiesce. Le Maître sort. Les autres disciples demandent alors:«Que voulait-il dire?» Et Zengzi de répondre:«La Voie du Maître se ramène à ceci:loyauté envers soi-même,mansuétude pour autrui.»(Entretiens,IV,15)

Tout commence par soi,dans le sens d’une exigence sans limites envers soi-même(zhong 忠,dont la graphie évoque le cœur sur son axe central 中). On retrouve ici la notion de centralité,précisément au cœur de la réflexion confucéenne sur ce qui fait notre humanité:

«La vertu du Milieu juste et constant(zhongyong 中庸)n’est elle pas l’exigence extrême?»(Entretiens,VI,27)

Ce «Milieu juste et constant» ,qui devait devenir le titre d’un texte essentiel pour toute la tradition chinoise,est le «bien suprême» vers lequel tend toute vie dont le devenir passe nécessairement par le changement et l’échange. Exigence d’équilibre,d’équilibre et de mesure qui ne cède jamais à l’impulsif,à l’excessif,à l’intérêt immédiat,au calcul partial,à la fantaisie du moment au cynisme,autant de penchants qui ruinent toute possibilité de vie fiable et durable.

Le Maître était doux mais ferme,imposant sans être intimidant,respectueux tout en restant naturel.

Le Maître dit:«L’homme de bien est capable d’être généreux sans gaspillage,de faire travailler le peuple sans susciter rancune,d’avoir des aspirations sans convoitise,d’être grand seigneur sans prendre de grands airs,d’être imposant sans être intimidant.»(Entretiens,XX,2)

Mais en même temps c’est ce travail sur soi-même que l’on est à même d’étendre sa mansuétude à son entourage. Ce double axe de tension ouvre un champ relationnel fondé sur le respect ou la déférence réciproque. Il faut cependant se hâter de préciser que la relation de réciprocité n’est en rien égalitaire;elle n’est que «le comportement de celui qui s’inspire,à l’égard d’autrui,de ce qu’il attendrait de lui-même envers autrui s’il était à la place d’autrui et autrui à sa place. Elle ne consiste nullement à placer son vis-à-vis inférieur sur le même plan que soi-même,et conserve intégralement toutes les relations de la hiérarchie sociale telles qu’elles sont;mais elle fait venir du cœur,elle intériorise,par conversion introspective de la situation d’autrui,toutes les obligations institutionnelles attachés au rang où chacun se trouve placé».

«Entre les quatre mers,tous les hommes sont frères.»(Entretiens,XII,5)

Notre potentiel de ren ne désigne pas seulement notre possibilité individuelle d’atteindre à toujours plus d’humanité,mais aussi le réseau sans cesse croissant toujours plus complexe de nos relations humaines. Le ren se manifeste ainsi dans des vertus éminemment relationnelles puisque fondées sur la réciprocité et la solidarité dont on peut encore mesure l’importance dans les liens hiérarchiques et obligataires qui caractérisent la société et les communautés chinoises.

La relation qui fonde en nature l’appartenance de tout individu au monde comme à la communauté humaine est celle du fils à son père. La piété filiale(xiao,孝 caractère où l’on reconnait l’élément «enfant»子)est donc la clé de voûte du ren en ce qu’elle est l’illustration par excellence du lien de réciprocité:la réponse naturelle d’un enfant à l’amour que lui portent ses parents dans le contexte général de l’harmonie familiale et de la solidarité entre les générations.

La piété filiale,que l’on peut encore considérer comme vivante et signifiante dans de larges portions du monde sinisé fonde en particulier la relation politique entre prince et sujet:de même que le fils répond à la bonté de son père par sa piété,le sujet ou le ministre répond à la bienveillance de son prince par sa loyauté qui commence,on l’a vu,par une exigence envers soi-même. Ces deux relations fondamentales s’enrichissent d’une multiplicité d’autres types de relations,qu’elles soient familiales(frère aîné/frère cadet,mari/femme)ou sociale(entre amis). L’harmonie de ces cinq relations considérées comme fondamentales par les confucéens est garantie par la relation de confiance(xin 信),dont la graphie évoque l’homme tout entier dans sa parole,l’adéquation entre ce qu’il dit ce qu’il fait. Cette intégrité qui rend un homme digne de confiance est elle-même la condition de son intégration dans le corps social.

Comme le suggère l’adage des Entretiens «Entre les Quatre Mers,tous les hommes sont frères»(Entretiens,XII,5),le ren est au départ un sentiment de bienveillance er de confiance tel qu’il existe entre les membres d’une même famille,et qui peut se propager de proche en proche si la communauté est élargie à l’échelle d’un pays,voire de l’humanité entière.

1.1.6 L’esprit rituel

Pour Confucius,être humain,c’est être en relation avec autrui,relation qui est perçue comme étant de nature rituelle. Se comporter humainement,c’est se comporter rituellement:

Yan Hui demande ce qu’il ren:

Le Maître dit:«Vaincre son ego pour se replacer dans le sens des rites c’est là le ren. Quiconque s’en montrerait capable,ne serait-ce qu’une journée,verrait le monde entier rendre hommage à son ren. N’est-ce pas de soi-même,et non des autres,qu’il faut en attendre l’accomplissement?»

Yan Hui:«Pourriez-vous m’indiquer la démarche à suivre?»

Le Maître:«Ce qui est contraire au rituel,ne le regarde pas,ne l’écoute pas;ce qui est contraire au rituel,n’en parle pas et n’y commets pas tes actions.»(Entretiens,XII,1)

La formule devenue célèbre «Vaincre son ego pour se replacer dans le sens des rites» indique la nécessité d’une ascèse visant à discipliner la tendance à l’égocentrisme et à intérioriser rituellement l’humanité de ses relations avec autrui. Un autre disciple qui s’enquiert lui aussi du ren reçoit cette réponse:

En public,comporte-toi toujours comme en présence d’un invité de marque. Au gouvernement,traite le peuple avec toute la gravité de qui participe à un grand sacrifice. Ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse,ne l’inflige pas aux autres. Ainsi,nul ressentiment ne sera dirigé contre toi,que tu sois au service de l’État ou d’une grande famille.(Entretiens,XII,2)

Ces deux réponses montent bien que,dans l’esprit de Confucius,le ren et l’esprit rituel(li 礼)sont indissociables. Ces deux termes,les plus fréquemment utilisés dans les Entretiens ,désignent en fait deux aspects d’une seule et même chose:la conception de l’humain chez Confucius:

Le Maître dit:«Dépourvu de ren,comment un homme pourrait-il seulement sentir ce que sont les rites,ce qu’est la musique rituelle?»(Entretiens,III,3)

La dimension rituelle de l’humanisme confucéen lui confère une qualité esthétique,non seulement dans la beauté formelle du geste et le raffinement subtil du comportement,mais du fait qu’il a une éthique qui trouve sa justification en elle-même,dans sa propre harmonie. D’où l’association naturelle des rites et de la musique,expression par excellence de l’harmonie:

Le Maître dit:«Un homme s’éveille au Livre des vers,s’affirme par la pratique du rituel,et s’accomplit dans l’harmonie de la musique.»(Entretiens,VIII,8)

On aura compris que la notion de li prend à rebours l’idée que l’on se fait communément du ritualisme comme d’une simple étiquette,un protocole,bref un ensemble d’attitudes conventionnelles purement extérieures dont l’illustration caricaturale mais combien répandue est le Chinois se confondant en courbettes. Même s’il est permis de qualifier l’esprit rituel de formaliste,il s’agit d’une forme qui,du moins dans l’idéal éthique confucéen,se confond totalement avec la sincérité de l’intention.

Comme pour l’homme de bien(junzi 君子)et le sens de l’humain(ren 仁),Confucius opère au sujet de li un «glissement sémantique»,passant du sens sacrificiel et religieux à l’idée d’une attitude intériorisée de chacun,qui est conscience et respect d’autrui,et qui garantit l’harmonie des relations humanises,qu’elles soient sociales ou politiques. Le champ d’action des rites se déplace des relations entre l’humain et le surnaturel vers celles qui existent entre les humains eux-mêmes.

Le li est donc ce qui fait l’humanité d’un groupe humain et de chaque homme dans ce groupe. Dans la tradition confucéenne et plus généralement dans la culture chinoise,le comportement rituel constitue même le critère de distinction entre l’humain et la brute,mais aussi entre l’être «civilisé» et le «barbare»,distinction qui ne saurait dès lors relever de facteurs purement ethniques:

Un perroquet pourra apprendre à parler,il ne sera jamais qu’un oiseau. Un singe pourra apprendre à parler;il ne sera jamais qu’un animal sans raison. Si un homme ne garde pas les rites,bien qu’il sache parler,son cœur n’est-il pas celui d’un être privé de raison?Les animaux n’ont aucune règle de bienséance;aussi le cerf et son petit s’approchent de la même biche. C’est pourquoi les grands sages qui ont surgi dans le monde ont formulé les règles de bienséance pour enseigner les hommes,et les aider à se distinguer des animaux par l’observation des rites.

Il y a enfin un rapport d’interaction entre les rites et la signification qu’ils revêtent pour chaque individu:c’est là le «sens du juste»(yi 义)dont parle Confucius,yi, dont la graphie comporte l’élément «moi,je»(wo 我),représente l’investissement personnel de sens que chacun apporte dans sa façon d’être au monde et dans la communauté humaine,c’est la façon d’être dont chacun réinterprète sans cesse la tradition collective en lui donnant un sens nouveau. A eux deux,l’esprit rituel et le sens du juste dessinent les contours de l’univers éthique confucéen. Au lieu des références à la transcendance habituelles à la réflexion éthique occidentale,on trouve ici la tradition,mais c’est une tradition qui vit,qui se nourrit et se perpétue sans se répéter,de la façon dont tout un chacun la vit.

1.1.7 La mission sacrée de l’homme de bien

Pour Confucius,l’homme a une mission sacrée:celle d’affirmer et d’élever toujours plus haut sa propre humanité. Le sacrée n’est plus tant le culte rendu aux divinités,mais la conscience morale individuelle,la fidélité à toute épreuve à la Voie(Dao 道)source de tout bien.

L’exigence peut aller pour l’homme de bien jusqu’au sacrifice de sa vie:

Le Maître dit:«L’adepte résolu du Dao,l’homme de ren véritable,loin de tenir à la vie s’il en coûte au ren,la sacrifierait au besoin pour que vive le ren. »(Entretiens,XV,8)

Le Maître dit:«Qui le matin entend parler du Dao peut mourir content le soir même.»(IV,8)

Ce caractère sacré de l’adhésion au Dao,Confucius le souligne en lui donnant valeur de «Décret du Ciel» «tianming 天命»employant l’expression même qui désignait le mandat dynastique des Zhou:

Le Maître soupire:«Je reste méconnu de tous!»

Zigong:«Comment l’expliquez-vous?»

Le Maître:«Je n’accuse pas le Ciel,je n’en veux pas aux hommes. Mon étude est modeste,mais ma visée est haute. Qui me connaîtrait,hormis le Ciel!»(Entretiens,XIV,37)

A plusieurs reprises,menacé de mort au cours de ses pérégrinations,Confucius déclare avec force n’avoir rien à craindre,invoquant son «destin céleste»,celui même qu’il dit connaître à cinquante ans.

1.1.8 Portrait du prince en homme de bien

Ainsi,l’apprendre,le sens de l’humanité et l’esprit rituel forment une sorte de tripode qui fond le pari confucéen:tant que l’on n’a pas appris à se comporter rituellement,on ne peut prétendre être humain à part entière. Deux passages des Entretiens,construits de manière quasiment parallèle,montrent le caractère indissociable de ces trois pôles:

Le Maître dit:«Faute de se régler sur le rituel,la politesse devient laborieuse,la prudence timorée,l’audace rebelle;la droiture intolérante.»(Entretiens,VIII,2)

Sans l’amour de l’étude,toute déformation est possible :l’amour du ren devient simples,celui du savoir superficialité,celui de l’honnêteté préjudice,celui de la droiture intolérance,celui de la bravoure insoumission,celui de la rigueur fanatisme.(Entretiens,XVII,8)

L’incarnation de cette trinité est le junzi,l’homme de bien pas seulement dans l’étique individuelle,mais aussi et surtout dans son prolongement qu’est la pratique du souverain des hommes. La famille étant perçue comme une extension de l’individu et l’État comme une extension de la famille,et le prince étant une expérience à ses sujets ce qu’un père est à ses fils,il n’y a pas de solution de continuité entre éthique et théorie politique,la seconde n’étant qu’un élargissement de la première à la dimension communautaire. Confucius convertit ainsi l’autorité du prince en ascendant de l’homme exemplaire,de même que le «décret céleste» est converti de mandat dynastique en mission morale. En conséquence,la pensée confucéenne a toujours opéré sur le double registre de la «culture morale personnelle»(xiushen 修身)qui vise à la «sainteté intérieure»(neixing 内省)et de la charge d’«ordonner le pays»(zhiguo 治国)qui tend l’idéal institutionnel de la «royauté extérieure»(waiwang 外王).

L’ancienne unité religieuse,héritée des Shang et adaptée par les Zhou,se faisait autour de la personne du Fils du Ciel qui,en tant que tel,était seul à pouvoir sacrifier au Ciel et agissait comme prêtre en chef unifiant les aspirations du peuple entier. Avec Confucius,cette communion religieuse se trouve doublée par le consensus morale qu’est le sens de l’humain et qui se cristallise autour de l’homme de bien. La conviction profonde que la nature humaine,à force d’apprendre,est perfectible à l’infini ouvre en effet la voie d’une sainteté qui ne devrait rien au divin,mais qui ne relèverait pas moins du religieux. Par delà le simple sage(xian 贤),le Saint(sheng圣)est à la fois ordinaire et «autre» en ce qu’il allie l’exemplarité,imitable de tous,et le dépassement de l’humanité ordinaire.

Les deux types d’unité,religieuse et éthique,se rejoignent dans leur caractère ritualiste:la figure de l’homme de bien,incarnation d’une étique du comportement rituel,vient doubler celle du souverain,pôle central d’une religiosité rituelle,jusqu’à idéalement se confondre avec elle:

Zizhang demande ce qu’est le ren. Confucius dit:«Se rendre capable de pratiquer cinq chose sous le Ciel,voilà le ren. Quelles sont-elles?Déférence,grandeur d’âme,honnêteté,diligence et générosité. La déférence vous fait respecter,la grandeur d’âme gagne le cœur de la multitude,l’honnêteté vous vaut la confiance du peuple,la diligence assure l’efficacité de vos entreprises,et c’est par la générosité que vous mériterez le service du peuple»(Entretiens,XVII,6).

1.1.9 Qu’est-ce que gouverner?

Le souverain qui dans l’idéal de la conception politique confucéenne,incarne naturellement le ren s’imposant simplement par la bienveillance,et non par la force,possède le de德. Cet autre terme,issu du vocabulaire antique,désigne la droiture du cœur mais qui prend une valeur nouvelle chez Confucius,est habituellement traduit par «vertu». Commençons par préciser qu’il ne s’agir pas de la vertu prise au sens moral par opposition au vice ce qui n’aurait pas grand sens en l’absence de dualité abstraire et manichéenne Bien/Mal. Si l’on adopte cette traduction par défaut(comme c’est,hélas,le cas pour nombre de notions chinoises),«vertu» serait plutôt à prendre dans son sens latin de virtus qui désigne l’ascendant naturel ou le charisme qui se dégage de quelqu’un et qui fait qu’il vous en impose sans effort particulier,et surtout sans recours à quelque forme de coercition extérieure.

La notion clé du gouvernement confucéen n’est en effet pas celle de pouvoir,mais d’harmonie rituelle. Le charisme personnel du souverain,tout comme le rituel,possède l’efficacité du pas sacré de sa capacité,naturelle et invisible,d’harmonisation des rapports humains,sans pour autant dépendre des divinités auxquelles s’adressent les rites proprement religieux. L’opposition entre une puissance transformatrice(hua 化),qui oblige sans contraindre,et l’usage de la force ou de la coercition restera au cœur de la pensée politique confucéenne.

Le Maître dit:« Gouvernez à force de lois,maintenez l’ordre à coups de châtiments,le peuple se contentera d’obtempérer,sans éprouver la moindre honte. Gouvernez par la vertu,harmonisiez par les rites,le peuple non seulement connaîtra la honte,mais se régulera de lui-même.»(Entretiens,II,3)

Le credo éthico politique de Confucius l’amène ainsi à définir un ordre de priorités qui reste étonnamment actuel:

Zigong:«Qu’est–ce que gouverner?»

Le Maître:«C’est veiller à ce que le peuple ait assez de vivres,assez d’armes,et s’assurer de sa confiance.»

Zigong:«Et s’il fallait se passer d’une de ces trois choses,laquelle serait-ce?»

Le Maître:«Les armes.»

Zigong:«Et des deux autres,laquelle serait-ce?»

Le Maître:«Les vivres. De tout temps,les hommes sont sujets à la mort,mais un peuple qui n’a pas confiance ne saurait tenir.»(XII,7)

Les grands de ce monde feraient bien de méditer également les propres tenus entre le Maître et le souverain de son pays natal de Lu,le duc Ding(r. 509-495 av. J.-C.):

Le duc Ding:«Est-il une et une seule phrase qui puisse faire la grandeur d’un pays?»

Confucius:«Une simple phrase ne saurait avoir ce pouvoir.»

On dit pourtant:«Être souverain est difficile,être ministre n’est pas facile. Le souverain qui aurait compris la difficulté de sa tâche ne serait-il pas après de faire en une phrase la grandeur de son pays?»

Le duc Ding:«Est-il une et une seule phrase qui puisse faire la ruine d’un pays?»

Confucius:«Une simple phrase ne saurait avoir ce pouvoir.»

On dit pourtant:«Je n’ai aucune joie à être prince,si ce n’est que personne n’ose me contredire. Dans le cas où les édits du prince sont sages,ne faut-il pas se féliciter que personne ne s’y oppose?Mais dans le cas contraire,le souverain qui se donnerait pareille définition ne serait-il pas près de faire en une phrase la ruine du pays?»(Entretiens,XIII,15)

Sur le plan politique,l’éducation est tout aussi centrale que dans le développement de l’individu. La notion clé du gouvernement confucéen n’est en effet pas celle de pouvoir,mais d’harmonie rituelle. Dans un gouvernement par le ren,le souverain est avant tout préoccupé d’éduquer ses sujets. On retrouve une fois de plus l’idée que le souverain n’est pas là pour contraindre,mais pour transformer dans le sens d’une harmonisation.

1.1.10 Rectifier les noms

La primauté accordée à la valeur de l’exemple se retrouve dans la fameuse glose:

Gouverner(zheng 政),c’est être dans la rectitude(zheng 正).(Entretiens,XII,17)

Dans le mot zheng, plutôt que l’idée de gouverner(c’est-à-dire de tenir le gouvernail),il y a celle d’ordonner le monde contenue dans la notion de zhi,terme qui signifie à l’origine soigner un organisme malade au sens d’y rétablir un équilibre perdu. autrement dit,l’art de gouverner n’est pas une question de technique politique qui demanderait une spécialisation,mais simple affaire de charisme personnel qu’il s’agit de posséder et de cultiver. L’adéquation de l’ordre du corps sociopolitique avec la rectitude morale du souverain donne toute sa signification rituelle à la nécessité de «rectifier les noms»(zhengming 正名):

Zilu:«A supposer que le prince de Wei compte sur vous pour l’aider à gouverner,que feriez-vous en tout premier lieu?»

Le Maître:«Une rectification des noms,sans doute.»

Zilu:«Ai-je bien entendu?Mais,Maître,vous n’y être pas!Rectifier les noms,dites-vous?»

Le Maître:«Zilu,quel rustre tu fais!Quand il ne sait pas de quoi il parle,un homme de bien préfère se taire. Si les noms sont incorrects,on ne peut tenir de discours cohérent. Si le langage est incohérent,les affaires ne peuvent se régler. Si les affaires sont laissées en plan,les rites et la musique ne peuvent s’épanouir. Si la musique et les rites sont négligés,les peines et les châtiments ne sauraient frappe juste. Si les châtiments sont dépourvus d’équité,le peuple ne sait plus sur quel pied danser. Voilà pourquoi l’homme de bien n’use des noms que s’ils impliquent un discours cohérent,et ne tient de discours que s’il débouche sur la pratique. Voilà pourquoi l’homme de bien est si prudent dans ce qu’il dit»(Entretiens,XIII,3)

Ce passage qui,pour certains,serait ultérieur à Confucius prend pourtant tout son sens lorsqu’on le rapproche de la célèbre formule lancée par le Maître en réponse au duc Jing de Qi qui l’interroge sur l’art de gouverner:

«Que le souverain agisse en souverain,le ministre en ministre,le père en père et le file en fils.»(Entretiens,XII ,11)

C’est en effet dans le rapprochement de ces deux passages que l’acte de nommer prend tout son sens:nommer quelqu’un «ministre»(par dénomination),c’est le nommer ministre(par nomination). C’est ainsi que la formule qui vient d’être citée(et qui n’est en chinois qu’une juxtaposition de termes:souverain-souverain,ministre-ministre,etc.)peut également être comprise selon une construction transitive,et non plus prédicative:«Traiter en souverain le souverain,en ministre le ministre,etc.»

Que la théorie de la rectification des noms ait été ou non formulée par Confucius lui-même,l’idée d’une adéquation entre nom(ming 名)et réalité(shi 实)informe toute la pensée confucéenne. On y trouve en effet la conviction qu’il existe une force inhérente au langage qui ne fait qu’exprimer la dynamique des relations humaines ritualisées et qui n’a donc pas besoin d’émaner d’une instance transcendante. L’adéquation peut s’effectuer dans les deux sens:il convient d’agir sur les noms de manière à ce qu’ils ne s’appliquent qu’à des réalités qui les méritent,mais aussi d’agir sur la réalité des choses de manières à ce qu’elles coïncident avec les noms conventionnels.

Cette recherche d’une adéquation rituelle entre noms et réalités est la traduction peut-être tardive du rêve confucéen d’un monde non pas placé sous l’égide d’un gouvernement,fût-il idéal,mais s’harmonisant et s’équilibrant de lui-même,comme au temps du souverain mythique Shun qui se contentait de rester assis face au sud,incarnant ainsi un non-agir tout taoïste(Entretiens,XV,4). Il y a chez Confucius une grande nostalgie de l’adéquation originelle de l’aventure humaine au cours naturel des choses où le Dao se manifestait naturellement,sans avoir à être explicité en discours et en principes:Le Maître dit:«J’aimerais tant me passer de la parole.»

Zigong lui objecte:«Mais si vous ne parlez pas,qu’aurions nous,humbles disciples,à transmettre?»

Le Maître:«Le Ciel lui-même parle-t-il jamais?Les quatre saisons se succèdent,les cent créateurs prolifèrent:qu’est-il besoin au Ciel de parler?»(Entretiens,XVII,19)

1.1.11 La Voie confucéenne

Si Confucius déclare à qui veut l’entendre:«je transmets l’enseignement des anciens sans rien créer de nouveau,car il me semble digne de foi et d’adhésion»(Entretiens,VII,1);il dit aussi:«le bon maître est celui qui,tout en répétant l’ancien,est capable d’y trouver du nouveau»(Entretiens,II,11). On a vu à propos de bon nombre de notions hérités de la culture antique comment Confucius,sans les déraciner de leur terreau originel,y fait passer une sève nouvelle en les intégrant dans une vision novatrice de l’humain.

Pour reprendre les termes de Léon Vandermeersch «le génie de Confucius est en effet d’avoir su,sans les transformer,intérioriser en valeur éthique les principes de la tradition institutionnelle qu’il s’était donnée mission de restaurer». Dans la façon dont Confucius en la transformant la Voie royale de l’antiquité se profile déjà le destin de la tradition chinois. Celle-ci,au lieu de se scléroser dans la reproduction indéfinie d’un même modèle,ne doit sa vitalité deux fois millénaire qu’à son ancrage dans l’expérience et l’interprétation personnelles des individus qui l’on vécue. C’est précisément dans la mesure où la Voie confucéenne est à la portée de tout un chacun qu’elle peut prétendre à l’universalité.

«C’est l’homme qui élargit la Voie et non la Voie qui élargit l’homme.»(Entretiens,XV,29)

La loyauté et la bienveillance pratiquent par retour sui soi-même une voie toute proche.

Confucius et la formation des textes canoniques

L’enseignement de Confucius intègre étude,sens de l’humain et rites en une vision unique de ce qu’est une tradition civilisée,c’est-à-dire une culture(wen 文). Culture que Confucius était parfaitement conscient d’avoir la haute mission de transmettre,fût-ce au péril de sa vie:

Menacé de mort à Kuang,le Maître déclara:«Après la mort du roi Wen,sa culture ne devrait-elle pas vivre encore ici,en moi?Si le Ciel avait voulu enterrer cette culture,plus personne n’aurait pu se réclamer d’elle comme je le fais. Or,si telle n’est pas l’intention du Ciel,qu’ai-je à craindre des gens de Kuang?»(Entretiens,IX,5)

Comme les rites,dont l’aspect esthétique de formalisme harmonieux s’associe tout naturellement à la musique et à la danse,tous les raffinements de la culture au sens large tendent en dernier ressort à humaniser la nature. Parmi eux,la tradition scripturaire occupe la place privilégiée qui lui revient dans une civilisation de l’écrit. Il y a chez Confucius comme chez ses successeurs une tension constante entre la lettre(textuelle)et l’esprit(rituel),entre l’élargissement de l’expérience et de la connaissance et la capacité de les rapporter à une exigence morale:

Le Maître dit:«L’homme de bien qui,tout en élargissant sa culture par les lettres,est capable de se discipliner par les rites ne saurait trahir le Dao.»(Entretiens,VI,25)

La formation des textes canoniques est indissociable du nom de Confucius,même si certaines traditions font remonter leurs origines à d’autres figures mythiques de la période fondatrice des Zhou comme le roi Wen ou le duc de Zhou. Dans les Entretiens(IX,14),Confucius fait des citations et un usage didactique d’un certain nombre de textes,qu’il dit lui-même avoir modifiés,réaménagés,voire expurgés. Ceux qui reviennent le plus fréquemment et occupent une place privilégiée parmi les Six Classiques(liujing 六经)répertoriés au début des Han(IIe siècle av. J.-C.)sont les Documents(Shu 《书》)et les Vers(Shi 《诗》). Les premiers sont censés contenir les discours,serments,conseil et instructions attribués aux souverains de l’antiquité et à leurs ministre,depuis les sages-rois Yao,Shun et Yu,en passant par les Xia et les Shang jusqu’aux Zhou. Les Vers,qui constituent très tôt un fonds de référence pour l’élite lettrée,sont actuellement au nombre de. Composées et recueils sous les Zhou,elles comprennent aussi bien des airs populaires de diverses parties du royaume que des vers de cour évoquant les événements officiels ou le culte ancestral.

Confucius fait également de fréquentes références aux rites et à la musique,sans qu’il y ait moyen de déterminer s’il s’agit de textes et dans quelle mesure ces derniers correspondraient alors aux Rites(Li 《礼》)et à la Musique(Yue 《乐》)qui figurent parmi les Six Classiques des Han. Ceux-ci comprennent enfin les Mutations(Yi 《易》)et les Printemps et Automnes(Chunqiu 《春秋》). Le Livre des mutations,dont l’origine remonte sans doute à la plus haute antiquité,ne font cependant l’objet que d’une mention d’authenticité douteuse dans les Entretiens(VII,16)et seront abordés dans un chapitre distinct du fait de leur importance capitale pour l’ensemble de la pensée chinoise.

Au IIe siècle av. J.-C.,alors que s’ouvre avec la dynastie plémentaire des Six Classiques:

Le Livre des mutations,qui traite du Ciel et da le Terre,du yin et du yang,des Quatre Saisons et des Cinq Éléments,est l’étude par excellence du devenir;le Traité des rites,qui ajuste les rapports entre les hommes,est l’étude de la conduite;le Livre des documents,qui consigne les faits des rois d’autrefois,est l’étude de la politique;le Livre des vers,qui chante montagne et rivières,ravins et vallées,herbes et arbres,oiseaux et bêtes,mâles et femelles,est l’expression par excellence du lyrisme;le Livre de la musique,ou la joie d’être,trouve son expression,est l’étude de l’harmonie;Les annales des Printemps et Automnes,qui distinguent le juste de l’injuste,sont l’étude du gouvernement de l’humanité.

Ainsi,la tradition scripturaire chinoise n’a rien à envier en complexité aux autres cultures de l’écrit. Il semble que les textes d’où les confucéens ont extrait leur corpus canonique ont fait office de boum commun à des écoles et à des courants très diversifiés de la période pro-impériale. Le Canon confucéen a connu dans son développement deux étapes majeures avec l’établissement des textes sous le Han et le grand renouveau des Song,un millénaire plus tard. Sous les Han,il est question de cinq(ou six)Classiques;sous les Tang,on en compte douze,qui deviennent treize sous les Song,avant de se voir adjoindre les Quatre Livre imposée par Zhu Xi. Autant dire que le Canon n’est pas conçu comme clos et immuable:tout texte essentiel pour «clarifier les principes du Ciel et rectifier les esprits des hommes» peut devenir un Classique.

Le texte,comme texture,se contente de faire apparaître les motifs fondamentaux de l’univers,il ne s’y superpose pas comme un discours sur l’univers. Dans ce sens,les Classiques représentent la trame de l’univers,elle-même transcrite,mise en signes:au lieu de démarquer l’homme par rapport au monde,elle nous entre eux un lien intime:

Les ouvrages qui traitent des principes universels de la grande triade(Ciel-Terre-Homme)s’appellent «jing». Ils représentent le Dao suprême dans sa permanence,grande leçon immuable. Voilà pourquoi ils sont à l’image du Ciel et de la Terre,se modèlent sur les esprits et les divinités,participent à l’ordre des choses et règlent les affaires humaines.

Les Classiques représentent donc chacun un genre spécifique de littérature,mais,pris dans leur ensemble,ils constituent un vaste réservoir de l’expérience et de la sagesse des hommes accumulées tout au long des siècles,un trésor d’exemple qui peuvent s’appliquer en toute occasion.

La sacralisation de l’écrit est centrale dans le rôle historique assigné à Confucius:durant deux siècles et demi qui séparent la mort du Maître et les débuts de l’ère impériale,l’essentiel du corps scripturaire est remodelé dans l’esprit confucéen. En même temps,on assiste à un passage progressif de la culture canonique,basée sur une tradition textuelle et rituelle,à un discours proprement philosophique. De par le précédent qu’il crée d’utilisation profane,non officielle,de l’écriture,Confucius ne fait pas seulement école dans son propre sillage,mais il est imité par ce qu’il est convenu d’appeler «les maîtres et les cent écoles»(moïste,taoïste,légiste,etc.)qui émergent sous les Royaumes Combattants au IVe-IIIe siècle et qui prétendent également instituer des Canons. C’est au zèle de disciples désireux de conserver l’essentiel des enseignements oraux des maîtres que l’on doit les premiers recueils de propos ou d’aphorisme.

1.2 Définition de Tao Tö King et Dao

1.2.1 Laozi avec Tao Tö King

Avec Confucius,Laozi est probablement le personnage le plus illustre de l’antiquité chinoise,un de ceux dont les noms sont les plus familiers au public occidental. Le livre qui porte son nom,et qui est connu aussi sous le titre de Tao Tö King,est de loin l’ouvrage le plus souvent traduit de la littérature extrême-orientale.

Le sens propre du mot Dao(Tao)est:«chemin,voie». Daoévoque donc avant tout l’image d’une vois à suivre et,dans un sens dérivé,l’idée de direction de conduite,de règle morale. C’est ce dernier sens qu’il a le plus souvent dans les textes proprement confucianistes. Mais le mot Dao est aussi et a d’abord été un terme religieux ou magique;il désigne l’art de mettre en communication le Ciel et la Terre,les puissances sacrées et les hommes. A bien des égards,le Tao Tö King apparaît come un ouvrage représentatif de la «deuxième vague» évoquée précédemment.

Le Dao de la Terre s’oppose au Tao du Ciel un peu comme le yin au yang;dans ce cas,Dao du Ciel prend un sens plus restreint,ce n’est plus la Nature tout entière,mais l’action de Ciel sidéral qui est une activité purement yang;tandis que celle de la terre est yin. Au reste,tous les êtres,et particulièrement les hommes,sont faits d’éléments célestes et terrestres mélangés,c’est pourquoi le monde est constitué de trois puissances:le Ciel,la Terre et l’Homme.

1.2.2 La légende

Il ‘était chargé de la conservation des archives des Zhou,Confucius en personne serait venu le consulter pour nous une question rituelle:

Laozi lui dit:«Le bon marchand cache au plus profond ses trésors,fait comme si ses coffres étaient vides;l’homme de bien déborde de vertu,mais son visage et son expression ne manifestent que de l’idiotie.»

Confucius repartit et dit à ses disciples:«Les oiseaux,je sais qu’ils peuvent voler;les poissons,je sais qu’ils peuvent nager;les bêtes sauvage,je sais qu’elles peuvent courir. Ce qui court peut être pris dans des filets,ce qui nage pris à la ligne et ce qui vole à ma flèche. Mais quant au dragon,je ne peux savoir comment,chevauchant vents et nuées,il s’élève jusqu’au Ciel. Or,aujourd’hui,j’ai vu Laozi. Eh bien,il est comme le dragon!»

Toujours selon la légende,Laozi,découragé par le déclin des Zhou,serait parti vers l’ouest. Alors qu’il parvenait à la dernière passe avant la steppe,le gardien de la passe lui dit;«Puisque vous êtes sur le point de vous retirer du monde,je vous prie de bien vouloir composer un livre pour moi.» Là dessus,Laozi écrivit les quelque cinq mille mots du Tao Tö King(Livre de la Voie et de la Vertu),«puis il s’en alla,et nul ne sait où il mourut»,ce qui rendit possible,comme on le verra plus loin,sa récupération dans le cadre du bouddhisme.

L’ouvrage peut en effet se lire et se pratiquer sur plusieurs plans à la fois:culture individuelle du «non-agir»,application de ce principe à l’art de gouverner ou aux arts de combat,recherche des méthodes de longue vie dont Laozi serait l’ancêtre,etc.

1.2.3 Le non-agir

Même si Tao Tö King comporte certains aspects ésotériques,il tente,comme tout ouvrage philosophique,de répondre à des préoccupations dominantes de son époque dont la nature,à défaut d’autre repère,constitue peut-être le meilleur indice pou daté le texte à la fin des Royaumes Combattants. Dans un contexte ou les principes les plus puissantes en arrivent à lutter à mort pour l’hégémonie,le problème le plus pressant est de savoir comment sortir du cercle vicieux de la violence,comment survivre au milieu des superpuissances qui s’entretuent. Pré occupations qui restent toujours d’actualité…

Tao Tö King commence par rejeter explicitement le moralisme confucéen autant que l’activisme moïste,employant délibérément leurs propres termes pour les accuser d’avoir provoqué le déclin du Dao:

Laisse tomber la promotion des plus capables,

Le peuple cessera de batailler.(Tao Tö King,§3)

Laisse là ta sagesse et ton discernement,

Le peuple en tirera cent fois profit.

Laisse là ton sens de l’humain et du juste,

Le peuple retrouvera l’amour de père à fils.(Tao Tö King,§19)

De l’abandon de la grande Voie naquirent sens de l’humain et du juste.

De l’émergence de l’intelligence et du discernement naquit la grande tromperie.

De la discorde des six parentés naquirent piété filiale et amour paternel.

Da la confusion et du chaos dans le royaume naquirent fidélité et loyauté.(§18)

La réponse du Laozi,paradoxale s’il en faut,c’est de «ne rien faire»,de rester dans le «non-agir»(wuwei 无为). Ainsi donc,la meilleure façon de remédier au pillage,à la tyrannie,au massacre,à l’usurpation,serait de ne pas agir. Au-delà de l’aspect volontairement provocateur du paradoxe,cultivé comme art de penser tout au long du livre,il faut tenter de discerner ce qui est entendu par «non-agir». Tao Tö King part de la constatation,au demeurant fort simple et à la portée de tout un chacun,que,dans le mode naturel aussi bien qu’humain,la force finit toujours par se retourner contre elle-même:

Ne cherche pas à primer par les armes,

Car primer par les armes appelle à la riposte.(§30)

Celui qui agit détruira,

Celui qui saisit perdra.

Le Saint,n’agissant sur rien,ne détruit rien,

Ne s’emparant de rien,il n’a rien à perdre.(Tao Tö King,§64)

Ainsi,le non-agir vise à briser le cercle de la violence. De quelle manière?En absorbant l’agression,en s’abstenant d’agresser en retour pour ne pas tomber dans la surenchère,dans l’escalade sans fin,et pour,au bout du compte,faire en sorte que l’agression devienne inutile.

Non-agir pour moins de déchet,moins de ambition et désir,agir par non-agir.

Ainsi donc,la meilleure façon de remédier au pillage,au massacre,a l’usurpation,impact sur le climat global,dégradation des milieux(eau,terre,air),surconsommation des ressources naturelles,échec des stratégies de développement économique d’un grand nombre de pays du Tiers Monde,serait de ne pas agir.

Le rapprochement avec le courant confucéen a le mérite de nous faire comprendre que le «non-agir» ne consiste pas a «ne rien faire» au sens de se croiser les bras passivement,mais a s’abstenir de toute action agressive,dirigée,intentionnelle,interventionniste,afin de laisser agir l’efficacité absolue,la puissance invisible du Dao.

Agir par le non-agir,et tout sera dans l’ordre.

Le non-agir apparait comme une façon de revenir à notre état de nature tel qu’il était a notre naissance.

Le thème central du non-agir conduit ainsi à celui du retour à la nature originelle. Ne pas agir,c’est donc s’abstenir de toute action qui soit intentionnelle,dirigée,en vertu du principe qu’une action ne peut être vraiment efficace que si elle va dans le sens du naturelle.

1.2.4 La métaphore de l’eau

Afin d’illustrer son paradoxe centrale,connu dès le milieu du IIIe siècle pour être la stratégie qui consiste à vaincre en cédant,Tao Tö King a recours à une métaphore privilégiée dans les textes philosophiques des Royaumes Combattants:l’eau,sa tendance naturelle à couler vers le bas est mise en rapport analogique avec la prédisposition de la nature humaine à la bonté.

Dans Tao Tö King,l’eau représente l’élément le plus humble,le plus insignifiant en apparence qui,bien que ne résistant à rien,vient pourtant à bout des manières réputées les plus solides.

L’homme du bien suprême est comme l’eau.

L’eau bénéfique à tout n’est rivale de rien,

Elle séjourne aux bas-fonds dédaignés de chacun.

De la Vois elle est toute proche,(Tao Tö King,§8)

Rien au monde n’est plus souple et plus faible que l’eau,

Mais pour entamer dur et fort,rien ne la surpasse,

Rien ne saurait prendre sa place.

Que faiblesse prime force,

Et souplesse dureté,

Nul sous le Ciel qui ne le sache,

Bien que nul ne le puisse pratiquer.(Tao Tö King,§78)

Cette métaphore de l’eau se retrouve chez nombre de penseurs chinois en fréquente association avec le Dao dont elle est la figuration par excellence. Comme le Dao,l’eau jaillit d’une source unique et constante tout en se manifestant sous une infinie multiplicité de forme;de par sa nature insaisissable et labile,elle est l’infime lisière entre le rien et le quelque chose,entre il-n’y-a-pas(wu 无)et il-y-a(you 有),et passe par d’infinies transformations.

L’eau est au cœur de tout un réseau métaphorique. Du fait qu’elle coule toujours au plus bas,elle est ce vers quoi tout le reste conflue,appelant ainsi l’image de la Vallée. Dans son humilité(et son humidité!),elle est pourtant ce qui donne vie à toute chose,symbole en cela du féminin,du yin qui conquiert le yang par attraction plutôt que par contrainte. De la figure du féminin,on en arrive ainsi tout naturellement à celle de la Mère dont Tao Tö King ne fait rien de moins qu’une des désignations de la Voie elle-même,«Mère des dix mille êtres». Il faut ici rappeler la prédominance,dans la pensée chinoise,du thème de l’engendrement et du modèle organique,génératif,dans toutes les représentations—religieuses,cosmologiques et même «scientifiques». Tao Tö King privilégie tout particulièrement la part du féminin,face à l’ordre confucéen,éminemment yang et centré sur la figure du Père:

L’esprit de la Vallée ne meurt pas,

Il a nom mystérieux féminin.

La porte du mystérieux féminin,

A nom racine du Ciel-Terre.

Un mince fil—c’est à peine s’il existe!

Et pourtant,il a beau servir,jamais il ne s’use.(Tao Tö King,§6)

L’eau et les métaphores associées sont là pour illustrer ce paradoxe:le faible réussit à triompher du fort,le souple du rigide. Il s’agit,non pas de démontrer l’éclatante revanche d’un David sur un Goliath,mais de désamorcer la violence en se mettant plus bas que l’agresseur,car ce qui provoque l’agression est de placer l’autre en position d’infériorité. Cette idée,soit dit en passant,est à la base des techniques de combat dans les arts martiaux chinois qui ont essaimé dans les autres cultures d’Extrême-Orient(rappelons que judo est la prononciation de roudao,«la voie du souple»,emprunt direct au Tao Tö King).

En somme,le non-agir l’emporte sur l’agir par attraction plus que par contrainte,par la manière d’être plutôt que d’avoir ou de faire. Il y a là un terrain commun avec le ritualisme confucéen qui,lui aussi,repose sur l’efficace d’un Dao harmonieux.

Le Maître dit:«Qui,mieux que Shun,sut gouverner par le non-agir?Que lui était l’action?Il lui suffisait,pour faire régner la paix,de siéger en toute dignité face au plein sud. Qui gouverne par sa seule puissance morale(de)est comparable à l’étoile polaire,immuable sur son axe,mais centre d’attraction de toute planète.»

Le rapprochement avec le courant confucéen a le mérite de nous faire comprendre que le «non-agir» ne consiste pas à «ne rien faire» au sens de se croiser les bras passivement,mais à s’abstenir de toute action agressive,dirigée,intentionnelle,interventionniste,afin de laisser agir l’efficacité absolue,la puissance invisible(de)du Dao. Le non-agir,c’est ce que Tao Tö King appelle l’agir sans trace,car «celui qui sait marcher ne laisse pas de trace». Le Saint est celui qui «aide les dix mille être à vivre selon leur nature,en se gardant d’intervenir»,qui «donne la vie sans se l’approprier,agit sans s’en prévaloir,achève son œuvre sans s’y attacher».

1.2.5 Paradoxe

«Lao Dao valorisait la faiblesse»,résume le Lüshi Chunqiu(Printemps et Automnes du sieur Lu),ouvrage synthétique compilé à la veille de l’empire vers la fin du IIIe siècle av. J.-C.

Le paradoxe consiste à prendre le contre-pied des habitudes de pensée:préférer le faible au fort,le non-agir à l’agir,le féminin au masculine,le dessous au dessus,l’ignorance a la connaissance,etc. Tao Tö King parle de «préférer»,et non de ne retenir que le faible a exclusion du fort,car les couples d’opposition dans la pensée chinoise ne sont jamais de nature exclusive,mais complémentaire,les contraires étant en relation non pas logique,mais organique er cyclique,sur le modèle génératif du couple yin/yang. Or,le paradoxe le plus radical consiste certainement à dire que le rien n’a plus de valeur que le quelque chose,le vide plus de valeur que le plein,que l’il-n’y-a-pas(wu)l’emporte sur l’il-y-a(you 有):

Trente rayons convergent au moyeu,

Mais c’est justement là où il n’y a rien qu’est l’utilité du char.

On façonne l’argile pour faire un récipient,

Mais c’est là où il n’y a rien qu’est l’utilité du récipient.

On perce portes et fenêtres pour faire une chambre,

Mais c’est là où il n’y a rien qu’est l’utilité de la chambre.

Ainsi l’il-y-a présente des commodités,que l’il,n’y-a pas,transforme en utilité.(Tao Tö King,§11)

Le paradoxe touche ici à son comble:l’absence aurait plus de présence que ce qui est là,le vide aurait une efficace que le plein n’a pas. Dans sa volonté de radialisation,Tao Tö King a la formule plus abrupte que Zhuangzi qui se contente la plupart du temps d’ironiser sur la relativité des choses. Au lieu de la question «Comment saurais-je que ce que j’appelle“connaissance”n’est pas ignorance?Et comme saurais-je que ce que j’appelle“ignorance”n’est pas connaissance?»

Tao Tö King affirme:

Voir la connaissance comme la non-connaissance,voilà qui est bien;

Voir la non-connaissance comme la connaissance,là est mal.

L’on est guéri d’un mal que l’on tient pour un mal,

Le sage ne va pas mal;c’est son mal qui va mal.

Quant à lui-même il va fort bien.(Tao Tö King,§71)

Le paradoxe qui va a l’encore des habitudes intellectuelles et des valeurs conventionnelles a pour fonction de montrer que poser quelque chose,c’est poser par la même,son contraire. Les distinctions et les oppositions que nous faisons par habitude ou par convention n’ont donc en elles-mêmes aucune valeur.

Quand chacun tient le beau pour beau vient le laid;

Quand chacun tient le bon pour le bon vient le mauvais.

Il-y-a et il-n’y-a-pas s’engendrent,

Aisé et malaisé se complètent,

Long et court renvoient l’un à l’autre,

Haut et bas se penchent l’un vers l’autre,

Musique et bruit consonnent ensemble,

Devant et derrière se suivent.(Tao Tö King,§2)

1.2.6 Amoralité du naturel

On a tôt fait de s’apercevoir que tous ces paradoxes sont fondés sur la constatation d’une loi naturelle:la loi cyclique selon laquelle tout ce qui est fort,dur,supérieur,a été a l’origine,faible,mou,inferieur,et est destine à le redevenir…

Tout arbre,tout être naît faible et gracile,

Flétri et sec il meurt.

Ce qui est grand et fort est au plus bas,

Au plus haut le souple et le faible.(Tao Tö King,§76)

C’est dans le faible et le passif que le fort et l’actif prennent leur source;or,toute chose ne peut,tôt ou tard,que revenir o l’origine;«Les êtres,parvenus à leur comble,ne peuvent que faire retour». En vertu de cette logique naturelle selon laquelle toute chose qui monte devra nécessairement redescendre,le fait de renforcer la puissance d’un ennemi peut à la limite servir à hâter sa chute:

Ce qui est à fermer,

Il faut d’abord l’ouvrir;

D’abord consolider,

Ce qui est à fléchir;

D’abord favoriser,

Ce qui est à détruire;

Et d’abord donner,

Ce qui est à saisir.

Cela s’appelle l’illumination subtile,

Le souple vainc le dur,le faible vainc le fort.(Tao Tö King,§36)

Cette «illumination subtile» est à la source de la «tolérance» taoïste(ci 慈)dont il est question au Tao Tö King(§67)et qui n’a pas plus à voir avec l’amour chrétien qu’avec la compassion bouddhiste. Le sage manifeste pour les êtres la tolérance du Ciel et de la Terre au sens où,comme eux,il «ne vit pas pour lui-même». Il n’est aucunement question ici de motivation morale,mais bien plutôt d’une loi naturelle:de même que le cours d’eau le plus bas est «roi» des cours d’eau supérieurs puisque c’est lui qui s’enrichit de leur eau,le Saint taoïste,en se mettant plus bas que les autres,fait en sorte que les autres finissent par aller dans le même sens que lui. C’est ce qui s’appelle «agir par le non-agir».

Cela est important:si le Saint du Tao Tö King fait l’inverse de ce qui se fait habituellement,ce n’est ni par calcul ni par désir de se distinguer;ce n’est pas dans le but de devenir le plus fort qu’il se fait humble et faible,c’est tout simplement que la loi naturelle de toute chose est d’aller de bas en haut,puis de retourner à la source. Or,cette loi,l’humanité dans sa grande absurdité s’évertue à la contrecarrer constamment en se démenant pour atteindre pouvoir et position de supériorité. Au lieu de se fatiguer à nager à contre-courant(auquel cas on fait,au mieux,du sur-place),Tao Tö King propose de rentrer dans le courant,de se laisser porter par la vague. Tout comme le nageur du Zhuangzi qui «suit le Dao de l’eau sans chercher à y imposer son moi»,Tao Tö King a compris que,pour celui qui est au creux de la vague,le seul moyen de ne pas se retrouver immergé et noyé est de se laisser porter en sachant qu’il ne peut ainsi que remonter.

Cette métaphore de l’eau et du courant,qui revient une fois de plus,vient ici indiquer que la rupture entre le naturel et la moralité,autrement dit entre le Ciel et l’Homme,est consommée. Pour Laozi,la nature est totalement dépourvue de sens moral:

Le Ciel-Terre est dépourvu d’humanité(ren),

Traitant les dix mille êtres comme chiens de paille;

Le Saint est dépourvu d’humanité,

Traitant les cent familles comme chiens de paille.

Entre Ciel et Terre,

N’est-ce pas comme un immense souffler de forge?

Vide et pourtant inépuisable,

En action,il évente toujours plus.

Trop de discours tarissent très vite,

Mieux vaut rester au centre.(Tao Tö King,§5)

Alors que les confucéens valorisent le Milieu,précaire et mouvant équilibre générateur d’harmonie,les taoïstes sont en quête du centre,c’est-à-dire de l’Origine.

Le Dao est vide,

On a beau le remplir,jamais il ne déborde.

De ce sans-fond,les dix mille êtres tirent leur origine.

Il émousse tout tranchant,

Il démêle tout nœud,

Il harmonise toutes lumières,

Il fait un de toutes poussières.

Il est là,semble-t-il,depuis toujours.

De qui est-il le fils?Je l’ignore,

Avant même le Souverain d’en haut,

Je crois qu’il était là.(Tao Tö King,§4)

Cette assimilation du centre à l’Origine donnera lieu,dans les pratiques spirituelles et religieuses,à une spatialisation symbolique. Pour le taoïste,le monde est orienté vers le centre,mais aussi vers le haut,qui ne font qu’un. Le taoïste construit le centre et s’y place,mais doit aussi assurer le lien entre le haut et le bas,monter et descendre,ce qu’il fait en usant de divers instruments symboliques,tels que des instances cosmiques divinisée,ou les trigrammes du Livre des mutations.

1.2.7 Valeur politique du non-agir

Dans cette amoralité,Tao Tö King ne manque pas de prêter le flanc au légisme même si,au lieu de les condamner,comme vaines et inutiles,celui-ci rejette tout principe moral,uniquement pour justifier l’agression et la force.

Plus la vie du peuple sera simple et frugale,plus il sera facile à gouverner dans le non-agir,c’st-à-dire sans que le souverain ait à intervenir dans les affaires d’un pays où tout suit son cours naturel. Mais on trouve aussi dans cette stance l’expression de ce qui deviendra le totalitarisme légiste:«Faire le vide dans les esprits,faire le plein dans les ventres» Ainsi s’instaure un ordre fondé sur l’assurance d’un confort matériel minimal,et le maintien dans l’ignorance des gouvernés à qui l’on épargne de penser ou même d’envisager un quelconque progrès technologique:

Un pays se gouverne par la droiture,

Une guerre se mène par surprise,

Mais c’est par le non-agir que l’on gagne le monde,

Comme le sais-je?

Ainsi:

Plus règnent aux mondes tabous et interdits,

Et plus le peuple ne s’appauvrit;

Plus le peuple ne possède d’armes tranchantes,

Et plus le désordre dans le pays sévit;

Plus abondent ruse et habileté,

Et plus se voient d’étranges fruits;

Plus se multiplient lois et décrets,

Et plus foisonnent les bandits.

Aussi le Saint:

Je pratique le non agir,le peuple évolue de lui-même;

Je porte amour à la quiétude,de lui-même il se redresse;

Je reste sans rien faire,de lui-même il prospère;

Je reste sans désir,de lui-même à la simplicité il revient.(Tao Tö King,§57)

L’existence d’une théorie politique dans le Laozi peut surprendre,si l’on s’en remet à une conception désormais largement répandue du taoïsme comme doctrine de sagesse individuelle. Dans Tao Tö King,représente au contraire un aspect primordial de la pratique du Dao en tant que domaine d’application par excellence du non-agir. On verra comment les légistes perçoivent une analogie entre le sage taoïste et le souverain,entre «gouverner de soi-même» et «gouverne du pays»(yishen zhiguo 以身治国). De fait,Tao Tö King peut être lu au premier chef comme un traité politique dont la devise serait:«Régir un grand État,c’est comme frire des petits poissons!»(Tao Tö King,§60)

1.2.8 Retour au naturel

Ne pas agir,c’est donc s’abstenir de toute action qui soit intentionnelle,dirigée,en vertu du principe qu’une action ne peux être vraiment efficace que si elle va dans le sens du naturel. Le thème central du non-agir conduit ainsi à celui du retour à la nature originelle. De même qu’on a vu le premier associé à l’eau,le bois brut,la soie brute ou le nouveau-né:

Connais en toi le masculin,

Adhère au féminin,

Fais-toi ravin du monde.

Être ravin du monde,

C’est s’unir à la Vertu constance,

C’est retourné à la petite enfance.

Connais en toi le blanc,

Adhère au noir,

Fais-toi norme du monde,

Être norme du monde,

C’est communié à la Vertu constante,

C’est retourner au sans-limites.

Connais en toi la gloire,

Adhère à la disgrâce,

Fais-toi vallée du monde,

Être vallée du monde.

C’est avoir en abondance la Vertu constante,

C’est retourné à la simplicité du bois bruit.

Le bloc simple primordial,

Est détaillé en ustensiles,

Mais le Saint,c’est le bloc vierge,

Qu’il adopte comme ministre,

Car le Maître de l’Art n’a garde de tailler.(Tao Tö King,§28)

Quant au nouveau-né,sur lequel le Laozi revient longuement à plusieurs reprises,il représente l’énergie vitale à l’état pur que tout être dérive de la puissance même du Dao (le de,conventionnellement mais inadéquatement traduit par Vertu),le souffle originel(yuanqi 元气)encore intact,force non dirigée,non canalisée. Or,toute la vie humaine est un processus continu de déperdition de ce souffle,que l’on ne peut inverser qu’en cultivant et en nourrissant son qi.

Celui qui contient la Vertu en abondance,

Peut se comparer au nouveau-né.

Guêpes,scorpions,serpents venimeux ne le piquent pas,

Les bêtes sauvages ne se jettent pas sur lui,

Les oiseaux de proie ne l’enlèvent pas.

Ses os sont fragiles et ses muscles faibles,mais sa poigne est solide.

Il ne connaît pas encore l’union du mâle et de la femelle,mais son pénis est dressé,

Comble de l’essence vitale.

Il s’égosille à longueur de journée sans en être enroué,

Comble de l’harmonie.

Connaître l’harmonie,c’est le Constant,

Connaître le Constant,c’est l’illumination,

En rajouter à la vie,c’est mauvais pour la vie,

Laisser l’esprit diriger le souffle,c’est lui faire violence,

Tout être parvenu à la force de l’âge va sur son déclin,

Ceci a nom «à rebours du Dao»,

A rebours du Dao court à la mort.(Tao Tö King,§55)

Peux-tu,faire à ton âme embrasser l’un,

Dans une union indissoluble?

Peux-tu,en concentrant ton souffle,devenir,

Aussi souple qu’un nouveau-né?

Peux-tu purifier ta vision interne,

Jusqu’à la rendre immaculée?

Peux-tu chérir le peuple et gouverner l’État,

Sans user de ton intelligence?

Peux-tu ouvrir et clore les battants du Ciel,

En jouant le rôle féminin?

Peux-tu tout voir et tout connaître,

En cultivant le non-agir?(Tao Tö King,§10)

1.2.9 Retour à l’Origine

Le non-agir apparaît comme une façon de revenir à notre état de nature tel qu’il état à notre naissance. Le retour à la petite enfance évoque ici,non pas l’innocence,mais l’Origine perdue. La perte de l’Origine se ressent effectivement au contact des petits enfants:tout en sachant qu’on est soi-même passé par là,on a le sentiment que tout est effacé,d’où une certaine difficulté à renouer avec cet état originel.

Sur le plan collectif,il s’agit aussi de revenir à la naissance de l’humanité,à un état originel,antérieur à la formation de théories anthropologiques modernes,Tao Tö King rêve d’un état primitif,exempt de toute forme d’agression ou de contrainte de la société sur les individus,ou l’absence de moral,de lois,de châtiments ne conduit pas les individus à être agressifs et ambitieux en retour,et ou il n’y a donc ni guerre,ni déchet,sans compromettre,ni conflit,ni même esprit de compétition ou volonté de domination. Rêve qui se traduit dans la vision idyllique de petites communautés autarciques,assez proches pour entendre le coq et le chien du voisin,mais assez éloignées pour éviter les conflits:

C’est un petit pays sans guère d’habitants.

Auraient-ils des engins pour dix ou cent personnes,

Qu’ils ne s’en serviraient point;

Ils redoutent la mort et ne vont pas au loin;

Auraient-ils bateaux et voitures,

Qu’ils n’en feraient point usage;

Auraient-ils armes et armures,

Qu’ils n’en feraient point étalage.

Ils remettent en honneur la cordelette à nœuds.

Trouvent leurs mets savoureux,

Leurs vêtements seyants,

Leurs demeures commodes,

Leurs coutumes plaisantes,

De ce pays à son voisin,

S’entend le cri du coq comme l’aboi du chien,

Mais tous deux mourront de vieillesse,

Sans avoir eu affaire ensemble.(Tao Tö King,§80)

Il y a dans Tao Tö King la conviction foncière que l’homme,dans sa nature originelle,pré-social,est entièrement dénue d’agressivité. Cet état originel est décrit dans un portrait idéal du Saint taoïste,celui qui ne «paie pas de mine» mais qui «sait téter la Mère»,c’est-a-dire puiser directement a l’Origine,a la source du Dao.

1.2.10 Le Dao

Les thèmes du non-agir et de la nature brute originelle impliquent celui du retour:retour à l’origine,au Dao. Tout comme Zhuangzi distingue les dao et Dao,ce mot dans le Tao Tö King ne désigne pas seulement une vois(celle du non-agir),mais la Voie,c’est-a-dire ni plus ni moins que la réalité ultime,dans son tout,son principe et son origine. Ainsi,le Dao est le tout premier mot du Tao Tö King même si nous n’en connaitrons jamais le dernier.

Le Dao qui peut se dire n’est pas le Dao constant.

Le nom qui peut le nommer n’est pas le nom constant.

Sans-nom:commencement du Ciel-Terre;

Ayant-nom:Mère des dix mille êtres.

Ainsi dans le Saint-désir constant,considérons le germe;

Dans l’Ayant-désir constant,considérons le terme.(Tao Tö King,§1)

Dès les deux premiers versets,est évoquée la question de l’indicible,ce qui situe d’emblée la Voie du Tao Tö King en marge des autres voies,quant à elles tout à fait dicibles. La notion essentielle et totale de Dao,mise en parallèle avec le «nom»,se comprend d’entrée de jeu en termes de langage. D’après les quatre versets suivants,le Dao comporte un aspect indicible et un aspect dicible,un aspect «sans»(wu)et un aspect «ayant»(you). En tant qu’Origine absolue,avant de produire le Ciel-Terre,le Dao est in-nommable;mais dans le fait même de produire le Ciel-Terre,dans l’avènement à la manifestation,il devient nommable et prend pour nom «Mère des dix mille êtres».

Dans la perspective du Tao Tö King,ce ne sont pas nos sens qui nous trompent en ne nous permettant de saisir que des apparences. A l’origine de notre certitude dérisoire d’avoir prise sur la réalité sont les distinctions que nous y pratiquons par les catégories du langage,ce sont ces distinctions qui faussent et limitent nos fonctions sensorielles,et qui suscitent nos «désirs»,impulsions à aller dans un sens ou dans l’autre alors que le Dao est quiétude.

Le Dao trouve sa constance dans le no-agir,

Or par lui tout s’accomplit.

Si seulement rois et seigneurs s’y tenaient,

Les dix mille êtres d’eux-mêmes se transmueraient.

Pour peu que mutation devienne velléité d’agir,

Simplicité-sans-nom saurait l’assagir,

Car simplicité-sans-nom est aussi sans-désir.

Le sans-désir s’atteint par la quiétude,

Et le monde se détermine alors de lui-même.(Tao Tö King,§37)

1.2.11 Du Dao aux dix mille êtres

Constant et Un ne sont pas transcendants par rapport au changeant et au multiple. Bien au contraire:la réalité dans toute sa multiplicité en découle directement,organiquement,dans un rapport d’engendrement,et non dans un acte de création ex nihilo:

Le Dao engendre l’Un,

Un engendre Deux,

Deux engendre Trois,

Trois les dix mille être.

Les dix mille êtres portent le Yin sur le dos et le Yang dans les bras,

Mêlant leurs soufflés(chongqi),ils réalisent l’harmonie.(Tao Tö King,§42).

Ce passage souvent cité car ouvert à divers niveaux de lecture peut en particulier être interprété en termes cosmogoniques. Le Dao engendre l’Un,c’est-à-dire le tout qu’est le réel et dont l’unité se manifeste dans le souffle originel(yuanqi). Le dynamisme du souffle,qui est le mode d’existence même du Dao,signifie que l’Un n’est pas monolithique et figé dans son unité et son unicité,il se diversifie dans la dualité des souffles du yin/yang,ou du Ciel-Terre. Mais la dualité n’est pas une fin en soi:elle resterait bloquée dans un face-à-face stérile si elle n’était animée par la relation ternaire qui introduit la possibilité de mutation et de transformation. C’est ainsi que la dualité des souffles yin/yang se trouve dynamisée par le vide(autre sens de chongqi).

En terme cosmologiques,très en faveur sous les Han,cette relation ternaire se traduit dans la triade Ciel-Terre-Homme. Les trios figurent une relation à la fois fermée et ouverte,qui se suffit à elle-même en même temps qu’elle est capable de l’infini,qui dit le tout de l’univers visible et invisible dans son unicité,tout en prenant en compte la multiplicité qui le compose…

1.2.12 Voie négative ou mystique?

Le mot est lâché:«retour»(fan). C’est là que se trouvent le secret du Dao et celui de son appréhension,comme il est dit dans une stance qui,en quelques mots,donne la quintessence du Tao Tö King:

Le retour,c’est le mouvement même du Dao,

Le faible,c’est l’efficacité même du Dao,

Les dix mille êtres sous le Ciel naissance de l’il-y-a,

Et l’Il-y-a naît de l’il-n’y-a-pas.(Tao Tö King,§40)

Comme on a vu,le retour est d’abord retour—régression,diraient certains vers un état primitive de nature brute:état de faiblesse du nouveau-né pour l’individu,état de nature non agressive pour l’humanité dans son ensemble. En régressant encore,on revient à l’état pur et simple de l’«il-y-a»,et en poussant plus loin le retour on revient à l’«il-n’y-a-pas-encore»,ou plus exactement à ce qui n’est pas encore manifesté:était véritablement originel de fusion,de non dépendance totale,que Tao Tö King,tout comme le Zhuangzi,appelle «de-soi-ainsi»(ziran 自然),«ce qui va de soi dans la pure spontanéité»:

Ainsi grand est le Dao,

Grand le Ciel,

Grand la Terre,

Comme l’est le souverain des hommes.

Il est au monde quatre grands,

Le souverain est l’un d’eux.

L’homme prend modèle sur la Terre,

La Terre sur le Ciel,

Le Ciel sur le Dao,

Et le Dao sur ce qui va de soi.(Tao Tö King,§25)

La démarche d’appréhension du Dao est donc une démarche «à reculons»,«à rebours» de toute démarche habituelle,une «voie négative»:

Pratique l’appendre,c’est de jour en jour s’accroître,

Pratique le Dao,c’est de jour en jour décroître,

Décroître au-delà du décroître,jusqu’à atteindre le non-agie.

Ne rien faire et il n’est rien qui ne se fasse.(Tao Tö King,§48)

L’opposition est explicite à la voie confucéenne,fondé sur l’apprendre qui est cheminement vers l’avant,progressif et cumulatif. Pour Tao Tö King,,«pratiquer le Dao»,c’est cheminer sur un chemin sans chemin pour «appendre à désapprendre»(Tao Tö King,§64),«décroître»,réduire vers le toujours plus simple,jusqu’à atteindre une appréhension immédiate des choses et une efficacité directement en prise sur elles. C’est précisément cette efficace immédiate et irrésistible que désigne le de,Vertu ou plutôt puissance du Dao. Celui-ci,étant par excellence l’indifférencié,ne saurait être appréhendé qu’à travers la puissance de ses opérations,de ses manifestations,de son action. Or,quelle action serait plus efficace que celle qui se laisse porter par la toute-puissance du Dao?Quelle chose résisterait à une action qui va dans le même sens qu’elle?

Dans cette perspective,le non-agir poussé à l’extrême rejoint une attitude existentielle:être dans sa plus grande simplicité. Car même dans la façon d’être,il y a une façon d’être quelqu’un,de vouloir s’affirmer,d’«imposer son moi» comme dit le Tao Tö King:

Le Ciel dure,la Terre persiste.

Qu’est-ce donc qui les fait persister et durer,

C’est qu’ils ne vivent pas pour eux-mêmes,

Voilà ce qui les fait vivre pour l’éternité.

De même le Saint met sa personne en retrait,

Elle se retrouve au premier rang,

Il la met au-dehors,

C’est ainsi qu’elle est préservée,

N’est-ce pas qu’il est sans moi propre?

Par là même son s’accomplis.(Tao Tö King,§7)

Toute forme de spiritualité commence par un «lâcher prise»,un renoncement au moi limite et limitatif. On pourrait qualifier le retour dont parle Tao Tö King d’expérience mystique,à cette nuance près qu’au lieu de s’efforcer d’aller au-delà de l’expérience vécus,par-delà le Bien et le Mal,il s’efforce de revenir en deçà,jusqu’à absorption complète de l’Il y a dans l’il-n’y-a-pas. Dans ce sens,la mystique taoïste apparaît bien comme la seule dimension spirituelle,avant l’introduction du bouddhisme dans la pensée chinoise,qui prenne une direction autre que le pari confucéen sur l’homme:

Qui sait ne parle pas,

Qui parle ne sais pas.

Garde la bouche fermée,

Garde la porte close;

Émousse tout tranchant,

Dénoue tous les nœuds;

Harmonise toute lumière,

Mêle toute poussière,

Là réside l’Unité mystérieuse.(Tao Tö King,§56)

Atteins suprême vacuité,

Maintien en toi quiétude;

Dans la manifestation foisonnante des choses,

Je contemple leur retour.

Car toute chose après avoir fleuri,

Retourne à sa racine.

Retour à la racine a nom quiétude,

Retour à destinée.

Retour à destinée a nom Constant,

Connaître le Constant à nom illumination.(Tao Tö King,§16)

1.3 Le bouddhisme en Chine

Le message bouddhique s’impose comme universel,transcendant les limitations des rituels védiques,de l’intellectualisme des Upanishad et de la société de castes. Il incorpore cependant certains éléments de la pensée indienne comme les notions de karma(yinguo 因果)et de renaissance,fondements d’une théorie selon laquelle le karma ou actions de chaque être animé dans ses existences antérieures,déterminent ce qu’il va devenir dans ses existences à venir.

Le mot karma signifie fait ou acte. Tout acte produit un résultat ou un fruit,bon ou mauvais. L’acte n’est donc pas ponctuel et neutre,il est porteur des ses propres conséquences. «Tout ce qui existe représente un procès karmique:êtres animés ou inanimés,les bêtes,les hommes et les dieux eux-mêmes n’existent que d’une existence sérielle faite de causes et de fruits,où ‘l’instant et l’acte présents sont conditionnés par ceux qui précèdent et conditionnent ceux qui suivent». La loi du karma fait donc que les êtres,renaissant selon le nature er la qualité de leurs actes passés,en sont les «héritiers».

Tout se passe comme si les actes étaient porteurs de gènes,faisant du karma une théorie «génétique» de l’action.

C’est l’intention,l’impulsion psychologique qui est génératrice de karma,amorçant ainsi un enchaînement de cause aboutissant au fruit. Voila pourquoi le bouddhisme vise d’abord à éradiquer l’intentionnalité,la perpétuelle tension vers,bref le désir perçu comme dukkha.

Sous les Han,l’intérêt pour le bouddhisme se concentre de prime abord sur l’immoralité de l’âme ainsi que sur cycle des renaissances et le karma. Ces notions sont d’abord comprises dans le contexte de la mentalité religieuse taoïste en termes de «transmission du fardeau»:le bien ou le mal commis par les ancêtres étant susceptible d’influencer la destinée des descendants,l’individu est passible de sanctions pour des fautes commises par ses ascendants. Mais alors que les taoïstes s’attachent au caractère collectif de la sanction,la responsabilité individuelle introduite par la conception bouddhique du karma apparaît comme une nouveauté.

Excellents sont ces propos de Maître Xiang:«Qu’est-ce que le Ciel?C’est le nom générique des dix mille êtres. Qu’est-ce que l’homme?C’est un être du Ciel parmi les autres.»

«Ayant exploré à fond les esprits,ils connaissaient les transformations»,«ayant pénétré à fond la structure(de l’univers),ils comprenaient parfaitement la nature».

Ainsi donc,toute vievécue dans le présent est une vie déjà vécue dans le passé. Ce qui s’est passé avant cette vie est là vie antérieure. Faute de savoir ce qui devient le corps,cette idée nous reste obscure. Faute de connaître l’éveil final,comment prétendre détenir l’illumination?Celui qui parle aujourd’hui sait seulement que son moi passé n’est pas celui d’aujourd’hui,mais il ne sait pas que son moi d’aujourd’hui est encore celui du passé. Celui qui est capable de comprendre,mettant sur un même plan mort et vie,dit aussi que mort et vie sont comme veille et sommeil. Comme il dit vrai!

Après six siècles d’implantation;le bouddhisme,désormais solidement enraciné dans la société et l’esprit chinois,parvient à sa pleine maturité sous les Tang(618-907). Sue le plan intellectuel,la masse de littérature déjà traduite permet une véritable assimilation qui donnera lieu à l’éclosion d’écoles bouddhiques proprement chinoise. La traduction des textes bouddhiques a représenté pour les Chinoise le tout premier effort de transfert culturel à grande échelle.

Sous les Tang,dont l’influence s’étend sur toute l’Asie centrale,on note une intensification du mouvement des pèlerins chinois vers les sites originels du bouddhisme indien,signe que,pour la première fois,les chinois acceptent de se décentrer et d’aller chercher la vérité ailleurs. Cependant,les souverains Tang semblent relativement moins ardents que leurs prédécesseurs des dynasties du Sud à embrasser le bouddhisme. Le clan impérial commence par affirmer ses affinités avec le taoïsme et se déclare descendant de Laozi dont il partage le nom de famille Li. On remet alors à l’honneur la lecture du Tao Tö King(honoré d’un commentaire de l’empereur Xuanzong lui-même),du Zhuangzi et du Liezi, qui font même l’objet de certaines épreuves d’examens. Pendant toute la dynastie,taoïsme et bouddhisme se disputent le patronage impérial.

L’école Tiantai est la première des écoles bouddhiques spécifiquement chinoise à apparaître sous le Sui,dont elle conforte la réunification politique de l’espace chinois en opérant la synthèse des deux traditions bouddhiques du Nord et Sud,celle de la méditation et celle de l’exégèse.

Selon ce sûtra,devenu l’un des textes religieux les plus populaire de toute l’Asie orientale,le Bouddha n’est venu en ce monde que pour apporter le salut,c’est-à-dire un éveil égal au sien et destiné à tous les vivants sans discrimination. Tout homme,voire tout être animé,possédant la nature-de-Bouddha(en chinois foxing 佛性)peut devenir Bouddha. L’univers tout entier devient ainsi Bouddha en puissance,et tout ce qui se produit n’est que manifestation de cette nature-de-Bouddha:c’est ce qui permet de parler de «matrice» ou d’«embryon» de Bouddha(tathâgata-garbha).

1.3.1 L’école Chan

La perception chinoise du bouddhisme s’est très tôt,et comme naturellement,tournée vers le dhyâna(transcription chinoise channa 禅那 ou chan 禅),discipline spirituelle préparatoire à la prajnâ qui tend à pacifier l’esprit pour permettre une introspection en toute quiétude dans l’intériorité de la conscience,et à révéler une réalité indépendante des sens et l’existence d’une capacité de l’esprit à franchir le fossé entre fini et infini,relatif et absolu. La pratique de dhyâna peut commencer par des exercices de contrôle de la respiration ou de concentration de l’esprit sur un objet unique jusqu’à sa dissolution.

1.3.2 L’esprit du Chan

Pour le «nouveau Chan»,l’absolu,ou «nature-de-Bouddha»(foxing),c’est l’esprit(xin),comme l’exprime la formule «faire la lumière dans son esprit,c’est voir la nature-de-Bouddha»(ming xin jian xing 明心见性).

Selon Paul Demiéville ,la conception de l’absolu comme intérieur ou comme esprit est un apport du bouddhisme:jusque-là,les Chinois avaient conçu l’absolu en termes de «Voie»(Dao)ou de «principe»(li)structurant le monde en totalité bien ordonnée.

Comme en témoigne le concile de Lhassa, pendant tout le VIIIe siècle prédomine la controverse entre gradualisme et subitisme:«il faut entendre par subit(dun 顿,l’éxaiphnès platonicien)un aspect totalitaire du salut,lié à une conception synthétique de la réalité:les choses sont envisagées“d’un seul coup”,intuitivement,inconditionnellement,révolutionnairement,tandis que le“gradualisme”,doctrine analytique,prétend conduire à l’absolu par des procédés graduels(jian 渐),par une succession progressive d’œuvres de toute sorte,pratiques morales et cultuelles,exercices mystiques,études intellectuelles».

Il s’agit donc de laisser l’esprit se mouvoir tout à son aise,sans carcan ni béquille,afin qu’il puisse appréhender la nature-de-Bouddha dans une expérience spirituelle appelée éveil ou illumination(wu 悟)qui,en écho à la thématique de la veille et du rêve propre au Zhuangzi,désigne un état d’unité indifférenciée dans lequel plus rien ne vous affecte. En cet instant,l’esprit est à la fois totalement lui-même et le contraire de lui-même:il est «vue subite de notre nature propre»,c’est-à-dire «non-pensée»(wunian 无念).

Selon le Chan,atteindre cet état n’est pas parvenir à quelque état supérieur ou transcendant,c’est au contraire avoir la révélation de quelque chose qui est présent en nous de tout temps(ce qui explique que cet éveil peut se répéter):la nature-de-Bouddha n’est autre que notre esprit. Après tout,la priorité chinoise n’a-t-elle pas été de tout temps de commencer par soi-même,de trouver sa vérité en soi?Confucius n’a-t-il pas dit que le sens de l’humain(ren)commence par soi-même?Pourquoi chercher ailleurs ce que nous avons en nous?

1.3.3 Les pratiques du Chan

A la fin des Tang,le bouddhisme,inspiré par l’esprit missionnaire du Mahayana,a réussi à étendre largement son influence dans toute l’Asie orientale,contribuant dans la foulée à importer en Corée et au Japon une grande partie de la culture et des institutions chinoise.

Enfin,le bouddhisme est une spiritualité universelle dans sa dimension introspective. C’est bien parce que le bouddhisme représente un immense défi aux cadres institutionnels et intellectuels acceptés depuis des siècles par la tradition confucéenne qu’il a provoqué chez ceux-ci un renouveau radical d’une ampleur comparable.

1.4 La communication du Ciel et de l’Homme dans la culture traditionnelle chinoise

L’harmonie homme-nature est un préalable au développement des civilisations humaines. La culture chinoise préconise l’unité entre le Ciel et l’Homme,ce qui englobe l’idée d’harmonie homme-nature. Les ressources et l’environnement constituent les conditions essentielles à l’existence des êtres humains. Le développement des civilisations humaines a toujours été conditionné par la nature. L’homme peut chercher à comprendre la nature,à coexister et à se développer avec celle-ci dans l’harmonie.

Le nouvel ordre instauré par les Zhou s’appuie donc sur un message politico-religieux assez clair:la volonté d’assimiler au Souverain d’en haut de leurs prédécesseurs leur propre divinité suprême,le Ciel,et,par là même,de récuser tout lien de parenté entre la divinité et une lignée royale spécifique. Là aussi,le changement de vocabulaire apparaît comme délibéré:des «ordres du Souverain d’en haut»,on passe au «mandat du Ciel»(tianming 天命). Cette fameuse idée du mandat céleste,qui devait rester à la base de toute la théorie politique chinoise.

Il est significatif qu’une des toutes premières élaborations de la pensée sur le Ciel ait eu un enjeu politique:en Chine,l’aménagement de l’univers est aussi et avant tout un aménagement de l’espace humain:ordre social et ordre cosmique se rejoignent et se confondent.

La vision de la Chine antique restera caractérisée par la continuité entre le Ciel(qui finit par se confondre avec la nature)et l’homme,laquelle se retrouvera aussi bien dans le ritualisme confucéen que dans le Dao taoïsme.

1.4.1 Les confucéennes

Mencius est considéré comme l’héritier spirituel de Confucius. Il a notamment adapté la doctrine de Confucius,basée sur le ren,à la politique.

Mencius dit:«le fils du Ciel peut proposer au Ciel quelqu’un(pour lui succéder),il n’a pas le pouvoir d’obliger le Ciel à lui donner l’empire. Jadis,Yao proposa Shun au Ciel,et le Ciel l’agréa»;il est dit dans la «Grande Déclaration» :«le Ciel voit comme mon peuple voit,le Ciel entend comme mon peuple entend. Ces paroles confirment ce que j’ai dit».(Mengzi,VA,5)

Mencius dit:«tout homme a un cœur qui réagit à l’intolérable supposez que des gens voient soudain un enfant sur le point de tomber dans un puits,ils auront tous une réaction d’effroi et d’empathie,qui ne sera motivée ni par le désir d’être en bons termes avec les parents,ni par le souci d’une bonne réputation auprès des voisins et amis,ni par l’aversion pour les hurlements de l’enfant».

Il apparaît ainsi que,sans un cœur qui compatit à autrui,on n’est pas humain;sans un cœur qui éprouve la honte,on n’est pas humain;sans un cœur empreint de modestie et de déférence,il n’est pas humain;sans un cœur qui distingue le vrai du faux,on n’est pas humain. Un cœur qui compatit est le germe du sens de l’humain;un cœur empreint de modestie et de déférence est le germe du sens rituel;un cœur qui distingue le vrai du faux est le germe du discernement. L’homme possède en lui,ces quatre germes,de la même façon qu’il possède quatre membres. Posséder ces quatre germes et se dire incapable(de les développer),c’est se faire du tort à soi-même;et dire son prince incapable,c’est faire du tort à son prince.

Tout en faisant référence à Confucius qui disait,à cinquante ans,connaître le décret du Ciel(tianming). Mencius révèle ici sa visée:réconcilier et intégrer les deux dimensions de l’Homme et du Ciel en une interaction dynamique entre le xing et le ming. Le xing est la nature proprement humaine mais originellement issue du Ciel.

Le sens de l’humain(ren 仁),c’est l’homme même(ren 人)(Entretiens,VII,16)

Le «Zhongyong» est traditionnellement attribué au petit-fils de Confucius,Zisi,est plus probablement le résultat d’un travail cumulatif qui s’est fait dans la mouvance mencienne et qui,comme le Mengzi,représente une pensée confucéenne qui tiendrait compte des objections de Zhuangzi «d’où l’hypothèse souvent avancée d’influences taoïsantes»,en voici le célèbre passage inaugural:

Ce que le Ciel destine(tianming)à l’homme,c’est sa nature(xing),suivre sa nature c’est le Dao;cultiver le Dao,c’est l’enseignement.

1.4.2 La vision holiste des Han

La vision du monde,caractéristique des Han,dépasse donc de loin les limites historiques de la dynastie qui a donné son nom à l’ethnie dominante et à la langue:«c’est à partir de là que les Chinois commencent à se percevoir comme“les participants d’une même civilisation”».

En vertu de la vision corrélative,l’homme,en tant qu’agent cosmique,est mis en relation terme à terme avec le Ciel et la Terre:

Le Ciel a ses quatre saisons,ses cinq agents,ses neuf divisions et ses trois cent soixante-six ours;de la mêle façon,l’homme a ses quatre membres,ses cinq viscères,ses neuf orifices et ses trois cent soixante-dix jointures. Le Ciel connaît vent,pluie,froid et chaleur;de la même façon,l’homme prend et donne,connaît joie et colère. Ainsi,sa bile est nuage,ses poumons souffle,sa rate vent,ses reins pluie,son foie tonnerre. Avec le Ciel et la Terre,l’homme constitue une troisième force dont l’esprit est le maître.

1.4.3 Dong zhongshu

Dans la refonte idéologique qui suit la centralisation de l’empire,Dong Zhongshu joue un rôle déterminant,en fournissant au nouveau régime des fondements cosmologiques issus des Royaumes Combattants,toute sa pensée présuppose en effet la vision de l’univers comme un ensemble organique régi par le Ciel,«ancêtre des dix mille êtres et,en tant que tel,source directe et naturelle d’autorité et de légitimité dynastique»:

«Le père,c’est le Ciel du fils,le Ciel,c’est le Ciel du père. Rien n’a jamais pu être engendré sans le concours du Ciel. Le Ciel,c’est l’ancêtre des dix mille êtres. Sans le Ciel,aucun d’eux ne pourrait être engendré.»

C’est du Ciel que procède l’ordre tant naturel que moral et politique;c’est à lui que tout obéit,à commencer par l’empereur,Fils du Ciel et se devant d’agir à son image:

C’est au printemps que le Ciel engendre;c’est dans le sens de l’humain que le souverain des hommes aime son peuple. L’été,le Ciel fait croître;par la vertu,le souverain nourrit son peuple. Par le givre,le Ciel tue la végétation;par les châtiments,le souverain punit. De ce point de vue,le rapport manifeste entre le Ciel et l’Homme est le Dao qui relie passé et présent.

«Le Ciel,la Terre et l’Homme sont les racines des dix mille êtres. le Ciel les engendre,la terre les nourrit,l’homme les accomplit,le Ciel engendre comme un père,la Terre leur prodigue de quoi se nourrir et se vêtir,l’Homme les parfait par les rites et la musique,les trois sont liés comme bras et jambes,ils se forment qu’un seul corps;aucun ne saurait y manquer.»

Le génie de Dong Zhongshu et des idéologues Han en général est d’avoir rapporté l’ordre socio politique hiérarchisé à la régulation naturel de l’univers. Dès lors,les fondements du pouvoir ne sauraient être un caractère formel ou légal,mais cosmique. L’ordre de subordination des cinq relations humaines fondamentales(père-fils,souverain-ministre,époux-épouse,frère aîné-frère cadet,ami-ami)se trouve ainsi fondé en nature dans l’ordre cyclique des Cinq phrase,dont l’enjeu politique se cristallise dans les débats sur la phrase à adopter par la dynastie. Dans la perspective cosmologique de Dong Zhongshu,elles sont,l’une comme l’autre,aussi naturelles que la soumission de la Terre au Ciel ou du yin au yang.

La notion de résonance se prête tout particulièrement à une exploitation politique dans la théorie des calamités et prodiges présentés comme autant d’avertissements et de sanctions célestes répondant(ying)aux dérèglements du monde humain.

1.4.4 Zhuangzi à l’écoute du Dao

La tradition a fait de Zhuangzi le deuxième maître taoïste après Laozi,ce dernier étant considéré comme un contemporain de Confucius qui aurait donc vécu aux alentours du VIe–Ve siècle.

«Jean-François Billeter à comparé ce texte aux formes romaines,tel qu’il nous apparaît aujourd’hui dans son enchevêtrement inextricable de vestiges d’époques diverses qui,tous,clament d’une voix différente tout en formant un indéniable ensemble.»

La pensée de Zhuangzi respire en deux temps:elle commence par s’attaquer radicalement à la raison et au discours en montrant que tous les principes censés fonder la connaissance et l’action sont eux-mêmes sans fondements. Cette nuance apparaît dans le fameux rêve de Zhuangzi papillon:

Un jour,Zhuang Zhou rêvant qu’il était un papillon:il en était tout aise,d’être papillon;quelle liberté!quelle fantaisie!Il en avait oublié qu’il était Zhou,Soudain,il se réveille,et se retrouve tout ébaubi dans la peau de Zhou. Mais il ne sait plus si c’est Zhou qui a rêvé qu’il était papillon,ou si c’est un papillon qui rêve qu’il était Zhou,mais entre Zhou et le papillon,il doit bien y avoir une distinction:c’est là ce qu’on appelle la transformation des êtres.

«Qu’est-ce qui relève du Ciel?Qu’est-ce qui relève de l’homme?» Réponse:«Le fait que bœufs et chevaux ont quatre pattes relève du Ciel;brider la tête des chevaux et percer le museau des bœufs relève de l’homme.»

Or,pour Zhuangzi,cette distinction-là est à récuser comme toutes les autres:comment savoir ce qui,en nous,relève de l’Homme et ce qui relève du Ciel?De même que je ne peux jamais être sûr de faire quelque chose réellement à l’état de veille au lieu d’être simplement en train de rêver que je le fais,il m’est impossible de déterminer avec certitude si l’agent de mes actions,c’est moi-même ou le Ciel qui agit en moi.

Zhuangzi dit:«connaître le Dao est aisé»;ce qui n’est pas facile,c’est de ne pas en parler,le connaître et ne pas en parler,c’est le moyen de rejoindre le Ciel;le connaître est en parler,c’est le moyen de rejoindre l’homme,les anciens s’en remettaient au Ciel,et faisaient fi de l’homme.

1.4.5 Le Livre des «Mutations»

L’une des sources essentielles de la pensée cosmologique,et de la philosophie chinoise en général,est sans aucun doute le Yijing(Livre des mutations),également connu en chinois sous le titre de «Mutations» des Zhou(Zhouyi周易). Unique en son genre,sans équivalent dans d’autres civilisations,c’est un livre de vie autant que de connaissance qui contient toute la vision spécifiquement chinoise des mouvements de l’univers et de leur rapport avec l’existence humaine.

Bien que l’origine et la composition de ce livre soient sujettes à de multiples controverses,on peut considérer qu’il s’agit en premier lieu d’un système de notation d’actes de divination. Les pratiques divinatoires connues de la Chine archaïque remontent à l’époque des Shang où la divination se fait par interprétation des craquelures résultant du brûlage d’omoplates d’ovins ou de bovins ou de carapaces de tortues.

Livre des mutations semble avoir été à l’origine un simple instrument de divination,voire un «fatras de jugements divinatoires au premier degré,du type“Faste au sud-ouest,néfaste au nord-est”,et les proverbes ou dictions rimés mais souvent tronqués».

Un yin,un yang,tel est le Dao.

Dans le Livre des mutations,«le yang représenté par un trait continu est dit“rigide”;c’est pareil à son soi-même;le yin figuré par un trait discontinu est dit“souple”;c’est l’ouverture à la différence. En tant qu’unité,le yang“commence”:toute identité,tout individu commence par l’Un;par un principe de continuité,d’identité à soi-même,en s’opposant à l’autre,le différent,qui le délimite. C’est pourquoi le yin“parachève”.»

La marche du Ciel est irrésistible dans sa puissance;aussi l’homme de bien doit-il se fortifier sans cesse.

En combinant les deux sens premiers de yi,on en arrive à l’idée qu’il n’est rien de plus aisé que la mutation puisqu’elle est inscrite dans l’ordre naturel des choses:un être vivant n’est jamais défini ou définitif,il contient déjà en lui le principe de sa propre transformation:

La vie qui engendre la vie,telle est la mutation.

La mutation est toujours à replacer,dans la perspective plus large d’une harmonie et d’une continuité prééminentes,en relation d’équivalences avec le Dao.

Dans l’optique chinois,est mauvaise tout ce qui fait obstacle à la vie,à la circulation de l’énergie,autrement dit tout ce qui tend à rigidifier,à durcir dans des formes déterminées,comme le suggère le Huainanzi(le Maître de Huainan),somme taoïste du IIe siècle av J.-C.:

«L’homme est quiet(jing)de naissance:c’est la nature qu’il tient du Ciel.»

Tous les courants qui viennent d’être décrits se caractérisent par leur recherche commune d’un rapport entre l’homme et le cosmos,on pourrait y voir une «arthropode-cosmologie»,c’est à-dire une forme de pensée corrélative qui met en œuvre des rapports d’analogie entre le Ciel et l’Homme.

A la même époque,le «Grand Commentaire» du Livre des mutations résume ainsi l’alternance de ces deux principes:«Un yin, un yang,tel est le Dao». Le yang,principe dynamique,et le yin,principe de repos,alternent en une «formule rythmique du régime de vie»,pour reprendre l’expression de Marcel Granet qui fait remarquer qu’«au lieu de constater des successions de phénomènes,les Chinois enregistrent des alternances d’aspect».

Dans le passage des wuxing 五行, leur sens fonctionnel à une représentation cyclique,la figure de Zou Yan,évoquée plus haut,semble avoir joué un rôle décisif à travers l’élaboration de toute une cosmologie fondée sur l’interaction du yin et du yang et la succession de ce qu’il nomme les «Cinq Vertu(ou Puissance)»(wude 五德)de confucéen,«ren,yi,li,zhi,xin 仁,义,礼,智,信».

1.4.6 Wang Bi

C’est dans un contexte troublé,où nombre de ses contemporains connaissent des destinées tourmentées ou brutalement abrégées,que Wang Bi naît et meurt de maladie à vingt-trois ans. Génie précoce et brillant causeur,il se passionne dès l’âge de dix ans pour le Zhuangzi et le Laozi tout en se plaisant à disserter sur le Dao confucéen.

Dans le commentaire de Wang Bi sur le Mutations,ce principe d’intelligibilité,nommé «Li suprême» et qualifié de «fondamental» et de «nécessaire»,est ce par quoi tout est ainsi:(suoyiran 所以然).

Comme le note Isabelle Robinet,les spéculations numérologiques sur les Mutations,si actives sous les Han,disparurent à peu près de la scène officielle après eux,alors qu’elles furent tout du long activement poursuivies au sein des milieux taoïste qui en maintinrent ainsi Song,celui-ci ne faisant alors que reprendre le flambeau dont la flamme avait été entretenue et est encore entretenue par le taoïsme.

1.4.7 Zhang Zai

Originaire de la Chine du Nord et issu d’une famille de magistrats,Zhang Zai n’a pas encore vingt ans lorsqu’il prend l’initiative d’écrire à propos de stratégie militaire à Fan Zhongyan,alors au sommet de sa gloire,qui lui aurait conseillé de s’intéresser plutôt aux classiques,à commencé par «L’Invariable Milieu». Zhang Zai se jette alors pendant une dizaine d’années dans les études,son insatiable curiosité le conduisant vers le bouddhisme et le taoïsme pour revenir finalement au Dao confucéen qu’il est ainsi amené à repenser de fond en comble.

Le Dao confucéen est unique car il est le Dao de la nature même. Si Zhang Zai reconnaît à la doctrine bouddhique,qu’il a passé dix années de sa vie à étudier,une certaine part de vérité,il reste,selon lui,un point essentiel qu’il n’a pas saisi:le lien entre l’Homme et le Ciel,d’où découle la capacité inhérente à l’esprit humain de se ressourcer directement dans l’unité cosmique.

Comme ShaoYong et Zhou Dunyi,Zhang Zai s’inspire dans ses conceptions cosmologiques du Livre des mutations,et principalement du «Grand Commentaire». Mais on ne trouve plus chez lui l’assurance d’une solidarité étroite entre le Ciel et l’Homme dont les penseurs des Zhou et des Han avaient fait une sorte d’a priori et exploité tous les développements possible dans la «cosmologie corrélative». Après la dissolution de cette vision par la vacuité bouddhique qui tient le monde sensible pour illusoire,le renouveau confucéen entend redonner vie,substance et légitimité à la «pensée unique qui relie le tout» de Confucius et renouer avec la tradition antique de l’unité de l’homme et du cosmos,mais avec la conscience aiguë qu’elle fait problème,voire la hantise qu’elle pourrait être perdue si elle n’est pas repensée et justifiée. C’est ainsi que l’antinomie bouddhique entre les phénomènes(shi 事)et l’absolu(li 理)dont ils restent inconsciemment imprégnés,des penseurs comme Zhang Zai substituent l’opposition complémentaire de l’énergie constitutive des choses(qi 气)et du principe cosmique(li 理)qualifié parfois de principe céleste(tianli 天理) terme ancien dont le bouddhisme avait détourné la signification et auquel ils s’efforcent de rendre son sens premier d’ordre naturel.

Toute réalité,matérielle ou spirituelle,relève du qi et de ses infinies transformations. Ainsi s’ouvre le «Zhengmeng»(«L’Initiation correcte»):

L’Harmonie suprême(taihe 太和)est ce qui s’appelle Dao. En elle est contenu la nature «de tous les processus»:flotter/sombrer,monter/descendre,mouvement/repos,stimulation mutuelle. C’est en elle que(les processus)trouvent leur origine:génération,interaction,vaincre/être vaincu,contraction/expansion. A son avènement,elle est infime et subtile,«aisée et simple»,mais à son achèvement,elle est vaste et grande,ferme et solide.

Zhang Zai retrouve ici l’intuition propre au Mâdhyamika de la non-dualité des phénomènes et de l’absolu,dont il tire la même conclusion de le Mahayana chinois:tout être possède la nature de—Bouddha. Universalisme à travers lequel est relue la fameuse phrase de Mencius:«Les dix mille êtres sont présents dans leur totalité en moi».

«Connaitre sa nature,c’est connaitre le Ciel»:(cela signifie que yin et yang,recueillement et expansion,font partie intégrante de moi).

La fameuse «Inscription de l’ouste»,mise en exergue par Cheng Yi est une reformulation puissante du message de Mencius:

Le Ciel,c’est mon père;la Terre,c’est ma mère. Et moi,être insignifiant,je trouve ma place au milieu d’eux. Ce qui remplit le Ciel-Terre fait corps avec moi,ce qui régit le Ciel-Terre participe de la même nature que moi. Tout homme est mon frère,tout être mon compagnon. Le souverain suprême est le fils aîné de mon père de ma mère,les grands ministres sont ses serviteurs.

Ayez respect pour les anciens,de manière à traiter les plus âgés comme ils devraient l’être;ayez amour pour les orphelins et les faibles,de manière à traiter les plus jeunes comme ils devraient l’être. Le Saint est celui dont la vertu ne fait qu’un(avec celle du Ciel-Terre),l’homme de valeur est celui qui surpasse les autres. Tous ceux dans le monde qui sont las,infirmes,mutilés,malades,ceux qui sont esseulés après avoir perdu frères,enfants,épouse,mari,tous sont mes frères,eux qui,dans l’adversité,ne savent vers qui se tourner…

«Richesse,honneurs,bienfaits et largesses m’assurent la prospérité dans la vie;pauvreté,basse condition,souci et chagrin me portent vers l’accomplissement personnel. Dans la vie,je suivrai et servirai“le Ciel-Terre”;dans la mort,je serai en paix».

Dans ce texte magnifique qui,malgré sa brièveté,devait inspirer des générations de penseurs,sont rassemblés tous les grands thèmes qui forment l’ossature de l’enseignement confucéen:l’affirmation d’une énergie digne de Xunzi de la participation active de l’homme au processus créatif du Ciel-Terre;les sens de l’unité des être et des choses;l’accomplissement du soi individuel au sein de la communauté humaine. L’unité du Ciel et de l’Homme qui fonde la morale naturelle en même temps que la nature morale s’exprime également dans des termes empruntés au «Grand Commentaire» sur Livre des mutations:

La mutation est une chose unique mais elle réunit les trois puissances cosmiques;Ciel,Terre et homme ne font qu’un,yin/yang est le qi, dur-souple leur forme,humanité-moralité leur nature.

Zhang Zai explique comment l’homme,et en particulier le Saint,parachève l’œuvre cosmique:

«Le Ciel n’est que le qi unique en mouvement;il“met en branle les dix mille êtres”et par là leur donne naissance,mais il n’a pas de cœur pour compatir avec eux. Écrasé de soucis,le Saint ne saurait être à l’image du Ciel.“Le Ciel-Terre établit les positions,le Saint réalise les potentialités.”C’est le Saint qui ordonne les choses du Ciel-Terre et“son discernement s’étend aux dix mille êtres,sa voie apporte la paix à l’univers”.»

Bien que sa nature soit issue du Ciel,l’homme ne peut la réaliser pleinement qu’en développant au maximum son potentiel de bonté qu’est le sens de l’humain(ren 仁),c’est-à-dire en épousant parfaitement le processus cosmique:tel est le propre de l’authenticité(cheng 诚),notion qui,on l’a vu chez Zhou Dunyi,redevient centrale chez les penseurs confucéens des Song et à laquelle Zhang Zai consacre tout un chapitre de son « Zhengmeng »:

L’union d la nature humaine et du Dao céleste dans l’authenticité. Le Dao par lequel le Ciel perdure à l’infini s’appelle authenticité. Ce qui permet à l’homme doué d’humanité eu au fils filial de servir le Ciel et de réaliser en eux l’authenticité,c’est simplement de persister dans l’humanité et la piété filiale. Voila pourquoi l’homme de bien accorde tant de prix à l’authenticité.

Cependant,Zhang Zai,tout en se référant fréquemment à Mencius,intègre aussi l’héritage de Xunzi dans sa tentative de répondre à la question du mal. Sa pensée du qi lui permet précisément de prendre en compte le mal et les désirs humains. La nature foncière,étant nourrie de qi originel issu du Vide suprême et indifférencié,est pure et céleste—Zhang Zai l’appelle «nature du Ciel»(tian zhi xing 天之性),ou «nature du Ciel-Terre»(tian di zhi xing 天地之性).

1.4.8 Frère Cheng

Les frères Cheng partagent avec les penseurs du renouveau confucéen,et tout particulièrement leur oncle Zhang Zai,l’idée que le Dao est un et qu’il faut le ressusciter de son long sommeil depuis Mencius. Celui-ci fut le premier à définir une lignée de transmission du Dao dans laquelle Confucius apparaissait comme l’héritier des sages-rois mythiques Yao et Shun en passant par Yu,Tang et Wen,respectivement fondateurs des trois dynasties de l’antiquité.

Les frères Cheng disent:«Le décret du Ciel est ce qui s’appelle nature»—nature propre à l’homme dont c’est dès lors la tâche d’accomplir son destin moral en accord avec le Dao céleste.

En règle générale,toute chose obéit à un principe.

Qu’un arbre fleurisse au printemps et se dessèche à l’automne est un principe constant. Il n’existe pas de principe qui le ferait fleurie en permanence.

Toute chose a son principe. Par exemple,ce qui fait que(suoyi 所以)le feu est chaud,que l’eau est froide,et même ce qui régit les rapports entre souverain et ministre,père et fils,c’est là autant de principe.

Que le souverain soit en position élevée et le ministre en position subalterne est un principe constant de l’univers.

Les frères Cheng érigent donc le li en principe normatif,norme éminemment rituelle(li 礼)en vertu de laquelle chaque être et chaque chose ont un rôle propre à jouer pour maintenir l’harmonie générale:

S’abstenir de regarder,d’écouter,de parler,de se mouvoir,contre le principe,c’est se comporter selon les rites:les rites,c’est le principe. Tout ce qui n’est pas principe céleste n’est que désirs humains égoïstes qui feront que,même en ayant l’intention de faire le bien,on agira contrairement aux rites. Ce n’est qu’en l’absence de tout désir humain que tout sera principe céleste.

Contrairement à ce que pourrait penser un esprit aristotélicien,le li ne vise pas à définir les choses,il ne rend pas comme de leurs propriétés mais du rôle à remplir par chacune d’elles pour occuper sa juste place dans l’ordre naturel,c’est-à-dire dans l’harmonie morale:

«Qui dit chose dit règle» Le père trouve son repos dans la bienveillance,le fils dans la piété,le souverain dans l’humanité,le ministre dans la déférence. Des dix mille êtres et de la multitude des faits,il n’en est pas un qui n’ait sa place propre:lorsque chacun la trouve,c’est la paix;sinon,c’est la confusion. Si le Saint est capable de gouverner l’univers dans un ordre harmonieux,ce n’est pas grâce à sa capacité d’édicter des règles pour les choses,mais du fait qu’il repose dans un ordre où chacun est à sa place.

1.4.9 Zhu Xi

Zhu Xi considère que dans l’esprit seul la nature est principe en ce qu’elle est impartie par le Ciel. La phrase inaugurale de «L’Invariable Milieu»,«Ce qui est imparti par le Ciel s’appelle nature»,est interprétée ainsi:

«La nature,c’est le Principe. Le Ciel,par le yin/yang et les Cinq Agents,donne naissance et transformation aux dix mille êtres qui prennent forme par l’énergie,tout en étant doués de principe.»

Du fait que Zhu Xi conçoit la nature comme «principe céleste»,autrement dit comme «sens de l’humain»(ren),l’unité fondamentale de l’esprit permet à son tour de comprendre le ren—déjà perçu comme énergie par les frères Cheng en terme de principe. Zhu Xi définit le ren comme «le principe de l’amour et la vertu de l’esprit»,c’est-à-dire l’esprit du Ciel-Terre qui donne naissance aux choses,ce qui revient à fonder l’éthique confucéenne dans l’universalité du Principe.

La nature,c’est le principe que l’homme détient du Ciel. La vie,c’est l’énergie que l’homme détient du Ciel. La nature est en amont des formes visibles,l’énergie en aval. L’homme,comme tous les êtres,vient à la vie doué de cette nature et de cette énergie. En termes d’énergie,l’homme et les autres êtres ne diffèrent guère par les facultés de conscience et de mouvement;mais en termes de principe,les êtres posséderaient-ils tous le sens de l’humain,du juste,du rituel,tout le discernement(de l’homme)?Voilà la raison pour laquelle la nature de l’homme est en tout point bonne et son intelligence supérieure parmi les dix mille êtres.

L’esprit est à la fois principe et énergie,mais doit être constamment purifié par l’effort moral pour maintenir le contrôle de l’un sur l’autre. Zhu Xi est ainsi amené à reprendre la distinction,déjà élaborée par Cheng Yi,entre l’«esprit de Dao»(daoxin 道心)et l’«esprit humain»(renxin 人心). Le premier qui correspond à la nature morale dont l’homme est pourvu par le Ciel,est ce que Zhu Xi entend par principe;le second recouvre la part psycho-physique de la nature humain,faite d’émotions et de désirs qui relèvent de l’énergie et qui,bien que n’étant pas intrinsèquement mauvais,peuvent devenir égoïstes sans le contrôle de l’esprit de Dao.

L’esprit humain n’est que précarité,

L’esprit de Dao n’est que subtilité,

Attache-toi à l’essentiel et à l’Un,

Tiens-toi fermement au Milieu.

Pour Zhu Xi,il est impossible de faire l’économie de la connaissance dans le processus moral:

Connaissance et action sont toujours indispensables l’un à l’autre,comme les yeux er les jambes:sans jambes,les yeux ne peuvent pas marcher;sans yeux,les jambes ne peuvent pas voir. «En termes d’ordre à suivre,la connaissance vient en premier;mais en termes d’importance,c’est l’action qui a le plus de poids.». U2NJgpef3AEJgn5KhpACOna5abfsL78hgYf63xEtaWAKxPD+o3DWPIdJfeON1ntt

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